Fresnel, des Mathématiques en Lumière



page créée à l'occasion de l'événement: 2015, Année Internationale de la Lumière

( une initative de l'UNESCO )

... Pour célébrer le bicentenaire des travaux de Fresnel, mais pas seulement: c'est aussi le centenaire de la contribution d'Einstein! (voir la page française de la manifestation)

Voilà donc deux physiciens, remarquerez vous. Certes, c'est là, si l'on ose dire, leur qualité première... encore qu'ils furent l'un comme l'autre formés comme ingénieurs. Mais peut-on être physicien de ce niveau sans être "un peu" mathématicien? Le nom de Fresnel (et, nous le verrons, celui d'un autre physicien, Alfred Cornu) est resté attaché à des intégrales et à une courbe, rencontrées lors de ses travaux sur les interférences lumineuses. Deux raisons plutôt qu'une d'être honoré dans ces pages... mais plus encore, peut-être, Fresnel est, aux côtés de Fourier, Poisson, Laplace... un des acteurs essentiels de la naissance d'une
physique mathématique, où l'analyse supplante la géométrie dans la caisse à outils du physicien. Une raison suprême de lui rendre hommage ici!


En dépit de la brièveté de sa vie, plusieurs endroits en France conservent des traces propices à l'évocation de Fresnel: Paris bien sûr, mais aussi sa Normandie natale, la Gironde où il a exercé ses talents d'ingénieur des phares. Pourquoi ne pas commencer par la promenade?

Un Itinéraire vers la Lumière

Toute la famille d'Augustin Fresnel (1788-1827) est originaire du petit village de Mathieu, près de Caen. Une plaque commémorative a été apposée dans la mairie, car Augustin n'est pas le seul membre illustre de la famille; son frère Fulgence (1795-1855), notamment, est un Orientaliste réputé.

dans la mairie de Mathieu
(image recadrée à partir de celle-ci)


Mais Augustin est né à Broglie, petit village de l'Eure. La route principale qui le traverse va d'Alençon à Rouen; elle y prend le nom de rue Fresnel, et la plaque souligne élogieusement combien est émérite l'enfant du pays!


la rue Fresnel, la plaque sur le mur de gauche
détail de l'inscription

La maison natale en occupe un angle, face à la grand'place qui a conservé son cachet paisiblement normand




Broglie, la place (depuis l'église)
la rue Fresnel, là droite, la maison natale d'Augustin depuis la rue Mérimée

La façade sur la rue Mérimée s'orne de deux hommages: le plus grand est consacré à notre héros, et nous y reviendrons. Mais en plus, un médaillon commémore Jean-François Mérimée, peintre localement réputé... et professeur de chimie à l'École Polytechnique. Il est le père du célèbre écrivain Prosper Mérimée, et, nous apprend l'acte de naissance de Fresnel, l'oncle maternel d'Augustin. Pour être baptisé, il lui a suffi de traverser la rue, l'église est de l'autre côté. Ce fut fait le jour même de sa naissance, selon l'usage qui a longtemps perduré (et s'explique par l'importante mortalité des nouveaux-nés dans les premiers jours qui suivaient l'accouchement)




l'église où fut (probablement) baptisé Augustin
l'acte de naissance

Le monument sur la façade de sa maison est légèrement en saillie; il se compose d'un buste et d'une plaque gravée en lettres dorées, le tout surmonté d'un petit auvent protecteur. Le contraste du texte sur fond de marbre gris n'est pas excellent, et pensant à ceux pour qui la lecture en aggrandissant l'image en resterait pénible, nous l'avons transcrit à côté. Quant au buste... nous n'avons pas fini de le voir, car on le retrouvera dans une école prestigieuse, un musée... et tous les phares, où il figurait quasi réglementairement.




AUGUSTIN FRESNEL

INGÉNIEUR DES PONTS ET CHAUSSÉES
MEMBRE DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES
CRÉATEUR DES PAHRES LENTICULAIRES

EST NÉ DANS CETTE MAOISON
LE 10 MAI 1788
****

LA THÉORIE DE LA LUMIÈRE
DOIT À CET ÉMULE DE NEWTON
LES CONCEPTIONS LES PLUS
ÉLEVÉES ET LES APPLICATIONS
LES PLUS UTILES
****
MONUMENT ÉRIGÉ EN 1884
le monument, sur la façade de la rue Mérimée: le buste, la plaque où est gravé l'hommage
le texte de l'hommage

Son grand'père était intendant au château de Broglie; son père, architecte, y dirige des travaux de rénovation. Et là se place une étonnante coïncidence de l'histoire: alors que Fresnel va mettre à mal la théorie corpusculaire de Newton (la lumière est faite de petits "grains") et la supplanter par une théorie ondulatoire (la lumière est une onde), ce château est le domaine familial où grandira... Louis de Broglie, qui, après la réconciliation des deux points de vue sur la lumière par Einstein, l'étendra à l'électron puis aux autres particules: ondes et particules ne seront plus désormais que deux aspects indissociables de la matière. Une découverte qui lui vaudra le prix Nobel en 1929!



images provenant du site Internet de la Maison De Broglie

Le jeune Augustin ne montre aucune précocité scolaire: "À huit ans, il savait à peine lire" rappelle Arago dans son éloge à l'Académie des Sciences (26/07/1830). Mais ses camarades de jeu le saluent comme un génie, titre

"unanimement décerné à l'occasion de recherches expérimentales... auxquelles il se livra à l'âge de neuf ans, soit pour fixer les rapports de longueur et de calibre qui donnent la plus forte portée aux petites canonnières de sureau dont les enfants se servent dans leurs jeux, soit pour déterminer quels sont les bois verts ou secs qu'il convient d'employer dans la fabrication des arcs... Le physicien de neuf ans avait exécuté en effet ce petit travail avec tant de succès, que des hochets, jusque là fort inoffensifs, étaient devenus des armes dangereuses, qu'il eut l'honneur de voir proscrire par une délibération exprresse des parents assemblés de tous les combattants."
Arago, Éloge

Pour gagner de vrais galons d'ingénieur, c'est à l'École Polytechnique qu'il entre en 1804, à l'âge de 16 ans et demi. Et sa finesse mathématique y est d'emblée repérée:

"Lorsque Fresnel suivait les cours de l'École Polytechnique, un savant, dont l'âge n'a pas refroidi le zèle, que l'Académie des Sciences a le bonheur de compter parmi ses membres les plus actifs, les plus assidus, et qu'il me faudra désigner, puisqu'il m'entend, par le seul titre de doyen des géomètres vivants, remplissait les fonctions d'examinateur. Dans le courant de l'année 1804 il proposa aux élèves, comme sujet de concours, une question de géométrie. Plusieurs la résolurent; mais la solution de Fresnel fixa particulièrement l'attention de notre confrère, car les hommes supérieurs jouissent de l'heureux privilège de découvrir, même sur de légers indices, les talents qui doivent jeter un grand éclat. M. Legendre, son nom m'échappe, complimenta publiquement le jeune lauréat."
Arago, Éloge     Œuvres, t.2, pp 681-684

Aujourd'hui, son buste demeure bien en évidence dans le hall d'honneur de l'
École... et il est temps de révèler son auteur, car, cela ne vous aura sûrement pas échappé, il sort eu même moule que celui de Broglie, comme tous ceux qui suivront dans cette page!

À sa sortie (9ème), il poursuit sa formation à l'École des Ponts et Chaussées. Il exercera ses fonctions en Vendée, en Ile et Vilaine, dans la Drôme. On pourrait le croire parti pour une carrière sans éclat, consciencieuse, un peu routinière peut-être. Mais l'Histoire va bousculer son existence: l'annonce du débarquement de Napoléon à Golfe-Juan, le 01/03/1815, lui parait "une attaque contre la civilisation" (Arago), et le voilà qui s'engage, malgré sa santé précaire et des officiers qui tentent de l'en dissuader, pour barrer la route au tyran. Ce qui lui vaudra d'être destitué, placé sous surveillance policière et assigné à résidence à Mathieu; il obtient toutefois l'autorisation de faire un bref séjour à Paris avant de rejoindre sa retraite familiale.

Il occupe alors ses loisirs forcés à l'étude de la diffraction lumineuse, et y gagnera la célébrité, en deux mémoires adressés à l'Académie des Sciences (1815, 1818): c'est la véritable naissance de la théorie ondulatoire de la lumière. C'est aussi la naissance d'une collaboration, puis d'une amitié avec Arago. Si le premier mémoire avait laissé sceptiques les "newtoniens" partisans d'une lumière corpusculaire (dont, au premier rang, Poisson avec qui la controverse s'étale sur plusieurs lettres), le second emporte les réticences, et l'Académie salue son travail en 1819: nous y reviendrons.

Œuvre de David d'Angers


La Restauration le rétablit dans ses fonctions d'ingénieur... en Ile et Vilaine, et ce n'est guère enthousiasmant:

"Mon cher oncle,

Mon service devient de plus en plus pénible; je vois devant moi tant de besogne et une besogne si désagréable que le découragement commence à me prendre. Il s'agit d'organiser des ateliers de charité; mes ateliers de cantonniers me donnent déjà assez de mal. Les ateliers de charité se trouvent disséminés dans tous les points de mon arrondissement. Pour m'aider à les surveiller, je me choisis des commis que je ne connais pas, des hommes de confiance en qui je n'ai aucune confiance.
[...] Je ne trouve rien de si pénible que d'avoir à mener des hommes, et j'avoue que je n'y entends rien du tout."
lettre de Fresnel à son oncle Léonor, 29/12/1816

Pourtant, il reçoit d'autres propositions:

"Binet voudrait absolument m'attacher à l'École Polytechnique en qualité de répétiteur; il est persuadé que je ne tarderais pas à être examinateur. Mais je ne me laisse pas séduire par ces espérances flatteuses, que je ne pourrais réaliser qu'en piochant comme un nègre. Je cherche assez volontiers, mais l'étude m'ennuie. Je suis trop vieux maintenant pour débuter la carrière de l'enseignement. D'ailleurs, la santé est le plus précieux de tous les biens, et la mienne résisterait difficilement à un travail tel que celui-là.
Je me décide donc à rester modestement ingénieur des ponts et chaussées, et même à abandonner la physique, si les circonstances l'exigent
."
lettre de Fresnel à son frère Léonor, 25/09/1816

Son principal soutien, ce sera François Arago; qu'il s'agisse d'encourager ses expériences où de luii trouver un poste. Ainsi, il s'efforce de trouver le moyen de le faire revenir à Paris, en sollicitant l'aide de Gaspard de Prony

"Monsieur et cher Confrère,

J'ai été chargé par l'Institut, dans une des dernières séances, d'examiner un très beau mémoire de M. Fresnel[...]

Il serait grandement à désirer que l'auteur pût venir passer quelques jours à Paris où je m'empresserai de lui fournir les moyens de completter [sic] promptement ses recherches. Ne pensez vous pas, Monsieur, qu'il serait possible d'obtenir de son Excellence le Directeur Général, à cette époque de l'année où les travaux doivent avoir peu d'activité, un congé de quelques semaines? Je m'adresse à vous avec confiance, persuadé que vous portez à M. Fresnel tout l'intérêt que doit vous inspirer son double titre de physicien très habile et d'ingénieur
des ponts et chaussées. "

                                   lettre d'Arago à Prony, 19/12/1816 De Prony, buste.
Bibliothèque de l'École Polytechnique
 
Le temporaire va se muer en définitif


"Mon bon ami, me voici définitvement fixé à Paris. Je suis attaché au canal de l'Ourcq, arrondissement de Paris. Mon service commence le 1er Mai. J'aurais bien désiré qu'on m'eût laissé encore libre jusqu'au mois d'août, parce que mon concours de diffraction n'est guère avancé"
lettre de Fresnel à son frère Léonor, 28/04/1818

En effet, il ne lui reste que trois mois, délai de rigueur, pour déposer le mémoire pour le concours de l'Académie sur la diffraction! Il y travaillera d'arrache-pied, avec le précieux concours, pour les expériences, de son frère Fulgence, qui ne limite pas son aide aux traductions des travaux de Young.

Le 02/07/1819, Arago le fait nommer à la Commission des Phares. Dès 1820, il conçoit ce qui sera une révolution technique dans le monde maritime:  la lentille à échelons, qui équipera rapidemement tous les phares de France et du monde. Pour ne pas trop allonger cette page, nous lui en avons dédié une spécifique, pleine de bon air iodé: allez la respirer... et revenez!




Fresnel et les Phares,

toute une Histoire!

à découvrir dans notre page spéciale

avec des images exclusives de Sein, Ouessant, du Musée de la Marine...

... car elle est un peu trop longue pour être racontée ici!


Dès 1817, Arago pousse Fresnel à se porter candidat pour un siège à l'Institut. En 1823, l'Académie lui préfère, dans sa séance du 27 Janvier, un physicien de moindre envergure, Dulong "compte tenu de l'ancienneté de ses travaux", par 36 voix contre 20. Le 12 Mai, Fresnel prend une éclatante revanche: 52 voix sur 52! (Le texte de Fabry ci-dessous comporte une erreur sur l'année.)

"L'année suivante, en 1825, Fresnel était élu membre de l'Académie des Sciences à l'unanimité de suffrages, circonstance, si je ne me trompe, extrêmement rare dans nos annales académiques. Un an plus tard, en 1826, la Société royale de Londres l'inscrivait parmi ses associés.
C'est à peu près à cette époque que s'arrête l'activité scientifique de Fresnel."
Charles Fabry, Conférence pour le Centenaire de la mort de Fresnel


Car sa santé, désormais, décline rapidement. La tuberculose aura raison d'un jeune homme de 39 ans! Il est enterré au Père Lachaise, où sa tombe aurait peut-être besoin d'une petite rénovation, malgré le geste touchant (et anonyme?) qui essaie d'attirer le regard du promeneur en quête de célébrités. Mais déjà, en 1927...

"Il s'éteignit dans les bras de sa mère le 14 juillet 1827. Sa tombe, modeste comme il fut lui-même, est à Paris, au cimetière du Père Lachaise; la famille de Fresnel n'étant plus représentée que par des parents éloignés, la Société Française de Physique a pris la charge de cette tombe, qu'aucun monument ne signale à l'attention du public; elle ira demain y déposer quelques fleurs. "
Charles Fabry, Conférence pour le Centenaire de la mort de Fresnel

Sa tombe serait assez difficile à trouver, si un admirateur anonyme n'avait disposé avec soin des petits cailloux pour former son nom... car la plaque frontale, très usée par le temps et les intempéries, est pratiquement illisible! On y distingue à grand peine les deux premières lignes:

à la mémoire / d'Augustin Fresnel
puis on croit deviner les deux suivantes:
membre de l'Institut / de France



Sépulture de Fresnel au Cimetière du Père Lachaise (14ème division), Paris.

mais une restauration minimale (reprendre la gravure, la colorier en blanc ou or...) ne serait pas un luxe, en cette année 2022 où France-Mémoires l'a inscrit à sa liste de commémorations pour sa découverte...
 

Les Intégrales ... en Raccourci!

On ne pourrait comprendre comment arrivent les fameuses intégrales de Fresnel


et, plus importantes encore pour les problèmes physiques étudiés, les fonctions de Fresnel



sans retracer sommairement la route qui y conduit. Mais tout lecteur n'est peut-être pas familier de ces symboles, ni de l'optique (Un passage par un bac S est pour cela souhaitable). C'est pourquoi, afin de ne pas trop embêter les uns, et de donner un peu plus d'explications aux autres, nous proposons à ces derniers un
dans laquelle ils trouveront des citations pour suivre l'évolution historique, l'ébauche des calculs, et des liens vers des calculs plus développés encore. Ils pourront revenir ici ensuite!

Quant au lecteur souhaitant ignorer -fût ce temporairement- ces détails, qu'il sache seulement ces deux maîtres mots de l'affaire: ondes, interférences. L'étude de ces dernières amène Fresnel à établir la nature ondulatoire de la lumière, et par delà à ramener au premier plan de la physique moderne le concept d'ondes; un de ses distingués suiveurs est bien placé pour l'évoquer:
:

"Le XVIIIème siècle, dominé par l'idée que la lumière est de nature corpusculaire, ne parait pas avoir accordé aux phénomènes d'interférences toute l'attention qu'ils méritaient. C'est seulement à la fin du siècle et au début du siècle suivant que le physicien anglais  Thomas Young reprit sérieuseument l'étude de ces phénomènes, mais c'est au  génie du Français Augustin Fresnel (1788-1827) qu'il était réservé d'en donner une explication complète et définitive. Reprenant les conceptions ondulatoires de Huyghens, Fresnel y trouve une explication complète de toutes les apparences de diffraction et d'interférences connues de son temps; il parvient à prouver, point essentiel, que la nature ondulatoire de la lumière n'est pas en contradiction avec la propagation rectiligne."

Louis de BroglieLa Physique Nouvelle et les Quanta (1937)

Même pour un lecteur averti des concepts, l'arrivée tardive (1818), dans un supplément à ses deux premiers mémoires, pour le moins elliptique, des célèbres fonctions peut légitimement poser question: voici, à l'état brut, ces deux petites pages.



Première occurence des intégrales (ou plutôt des fonctions)

Et si elles vous laissent un peu perplexe, il n'est pas trop tard pour faire le détour proposé!

La Clothoïde, ou Spirale de Fresnel

Un tout autre problème conduit, indépendamment, à considérer ces mêmes fonctions. Il a, en fait, été posé et résolu antérieurement... mais il peut être intéressant de l'aborder par un problème d'ingéniérie: une telle approche n'aurait sûrement pas déplu à l'ingénieur Fresnel!

Un cas d'ingéniérie contemporaine

L'étude du tracé de la LGV Nord (Ligne à Grande Vitesse) Paris-Lille-Londres-Bruxelles-Amsterdam suscita de nombreuses controverses. Devait-elle passer par Amiens? par Lille-centre ou par une gare "en pleine campagne, et en pleins courants d'air" un peu à l'écart de la ville? La SNCF préférait cette deuxième solution, plus simple à mettre en œuvre et minimisant le temps de parcours: il est évident qu'un tracé en zone fortement urbanisée, obligeant les rames à serpenter entre les immeubles existants était bien plus délicat à réaliser, et impacterait les temps de trajet... mais le maire de Lille (à l'époque, Pierre Mauroy) tenait à sa gare en centre ville. C'est ainsi que, grâce à son opiniâtreté... et à une conception architecturale désastreuse, les Lillois purent bénéficier d'une gare en centre ville ET des courants d'air! Pendant qu'Amiens perdait une deuxième fois sa bataille du rail...

Mais si une solution correcte put être trouvée, c'est grâce à la bonne idée de deux ingénieurs de la 
SNCF qui allèrent frapper à la porte du laboratoire de Géométrie et Topologie de l'Université Lille-I (Unité associée au CNRS) : le logiciel avec lequel ils résolvaient ce genre de problèmes était devenu inutilisable. On était en 1987, la ligne devait ouvrir en 1993... le délai était serré, car il fallait à la fois résoudre des problèmes de géométrie et écrire un nouveau code; un contrat fut rapidement signé entre la SNCF et le CNRS.
Les problèmes géométriques concernaient le raccordement "en douceur" entre des portions de droite et des arcs de cercle. On ne peut abouter les uns aux autres, comme cela se voit souvent sur les trains jouets, sans risquer au minimum de l'inconfort (pour les passagers), de l'usure accélérée par les déformations (pour le matériel de voie), au pire des déraillements -le risque augmentant avec la vitesse, ce qui est particulièrement ennuyeux pour un TGV! Mais le problème n'avait pas attendu la grande vitesse pour être traité, et les réseaux ferroviaires utilisaient depuis longtemps ce qu'ils appelaient des raccordements paraboliques -on verra que penser de l'appellation- pour aménager ces transitions, ces changements de courbure.

Une affaire de courbure

Petit Guide de Courbure
à l'usage des mal géométrisants


Un cercle a un rayon, c'est bien connu!
Pour une courbe quelconque...par exemple l'ellipse bleue de la figure ci-contre, si on voulait l'approcher par un cercle, il serait "grand" en A, "petit" en B, intermédiaire en M... bref, cela dépendrait du point M, selon que la courbe sy resserre, ou, au contraire, s'élargit. Un rayon, toujours, oui, mais variable en fonction du point.

N.B.: les cercles représentés ne sont pas les "vrais" cercles de courbure, mais de simples tâtonnements destinés à faire sentir le problème!

Fixonx M, et regardons-y les cercles tangents: il y a en ce point des cercles visiblement trop grands (brun foncé), d'autres tout aussi visiblement trop petits (brun clair)...
il doit bien exister un rayon limite entre ceux qui sont trop grands et ceux qui sont trop petits? (un cercle noir?)

Attention! Nécessité morale n'est pas preuve. Mais en l'occurence, pour une courbe suffisamment régulière, oui, il existe, et c'est lui qu'on appelle rayon de courbure. Et ici, notre dessin est plutôt fidèle à la réalité!

Pour une droite... ce rayon serait infini! Aussi est-il plus sage de travailler avec l'inverse du rayon, c'est la courbure. Elle est donc nulle pour une droite, constante pour un cercle.
 
Le problème des raccordements ferroviaires reformulé, c'est de construire une courbe dont la courbure varie progressivement  d'une courbure ( 0 dans le cas d'une droite) à une courbure donnée. Le plus simple, c'est de demander que ce soit proportionnellement à la longueur... ainsi vient l'équation, où le paramètre naturel est l'abscisse curviligne s (s est ce qu'indique le compteur kilométrique d'une voiture sur une route sinueuse: ce serait l'abcisse sur le fil épousant la forme de la courbe, une fois qu'on l'aurait retendu, d'où son nom; voir aussi le début de cet article)

γ = 2a.s 

Reste, bien sûr, à savoir exprimer
γ... un petit peu de géométrie différentielle -l'usage des formules de Frenet (voir par exemple ici)- conduit en quelques lignes aux équations

dx/ds = cos(a.s² )
dy/ds = sin(a.s² )

qui s'intègrent, en prenant (0,0) comme point de départ -on se restrient au cas a = 1 pour simplifier - en



et l'on reconnait, comme coordonnées, les deux fonctions de Fresnel.
Pour plus de détails, le texte d'une conférence donnée par Carlos Sacré, membre de l'équipe qui réalisa ce travail pour la ligne du TGV Nord..

Petite histoire d'une courbe

Elle apparait la première fois (1694) dans une brève note de Jakob Bernoulli relative à un problème de mécanique. Elle est publiée post mortem en 1744, année où Euler donne abcisse et ordonnée sous forme de série entière, avant de réussir à calculer les coordonnées des points asymptotes (donc, ce que l'on nomme aujourd'hui intégrales de Fresnel) en 1781: c'est ce qui explique la dénomination Euler's spiral dans la littérature anglo-saxonne. En France, elle est plutôt appelée spirale de Cornu, en souvenir du physicien Marie Alfred Cornu (1841-1902) qui l'a, le premier, clairement associée aux travaux sur la diffraction de Fresnel (1874, CRAS, 12 Janvier 1874, pp 119-122)


Alfred Cornu, au violon...
pour une expérience d'acoustique
"sa" spirale, telle qu'elle figure dans son article



Une partie de la note où Alfred Cornu introduit "sa" spirale; la référence à Fresnel est explicite.


et dans les notes manuscrites de son cours1884-85, prises par un polytechnicien
(Le 
mathouriste remercie V. Fraticelli, qui lui a communiqué cette photo)

Son autre nom, clothoïde, lui a été donné par celui qui en a étudié les propriétés de façon approfondie (1886), l'italien Ernesto Cesàro (1859-1906). C'est une référence au nom de la plus jeune des trois Parques, les déesses qui, dans la mythologie grecque (où elles sont appelées les Moires), puis romaine, filent la destinée de chaque humain. Clotho, la plus jeune, tient la quenouille et déroule le fil de la vie d'un individu; de même la spirale de Cornu semble se dérouler à partir de son point asymptote...




Giorgio Ghisi (1520–1582), Les Trois Parques
(MET Museum, New York)
dans la version de Camille Claudel (1893, plâtre)
Musée Rodin, Paris

Autour de 1890, plusieurs ingénieurs ferroviaires, reposant le problème sans savoir qu'il a déjà été résolu, la redécouvriront (Holbrook 1880, Railroad Gazette;  Talbot 1890, The Railway Transition SpiralGlover 1900, Transition Curves for Railways).

Retour à la case ferroviaire

Les fonctions de Fresnel n'étant pas explicitables par des formules algébriques (à partir des fonctions couramment disponibles dans un ordinateur), on va en utiliser une approximation suffisante en pratique, issue de l'intégration des séries entières de cos () et cos () -les séries obtenues par Euler et "dédaignées" par Fresnel!




 Ne pas perdre de vue qu'il s'agit d'opérer près de 0, là où la courbure est nulle... très vite, le resserrement de la spirale rendrait aussi saugrenue qu'incongrue l'idée d'y faire circuler ne serait-ce qu'un tortillard! Les séries obtenues sont alternées, ce qui permet un contrôle facile de l'erreur commise en les tronquant. À l'ordre 3



cela s'avère un peu juste: quand on quitte la version adimensionnée, seule présentée ici, pour l'adaptation en vraie grandeur, par exemple, raccorder la droite à une courbe de 500m de rayon sur une distance curviligne de 150m entre les deux points de raccordement (ordres de grandeur pratiqués par la SNCF) , x s'écarte de 34 cm de la clothoïde réelle. Toutefois, de telles courbes ont été utilisées dans le passé, par la SNCF et d'autres réseaux, sous le nom de raccordement parabolique. Nom a priori surprenant -la parabole étant une courbe du second degré- mais il faut se souvenir que Wallis ou Descartes, au 
 XVIIème siècle, nommaient cette courbe parabole cubique! Un raccordement par courbe du troisième degré est explicitement mentionné par l"ingénieur écossais Rankine (1820-1872), probablement pour la première fois dans l'histoire du chemin de fer.

Prendre un terme de plus dans chaque série conduit à une approximation largement suffisante: pour les mêmes données, l'écart sur x est inférieur à 3mm. Ce fut donc la solution retenue sur la LGV Nord.



Bien sûr, il reste à faire un peu de géométrie complémentaire, pour résoudre les problèmes du genre:
  1. entre deux lignes droites données, implanter une courbe (circulaire) de rayon donné et construire les raccordements par "clothoïde" (approchée au sens précédent);
  2. entre deux courbes (circulaires) de rayons donnés, implanter une portion de droite et construire les raccordements par "clothoïde" (approchée au sens précédent);
  3. effectuer les similitudes de mise à l'échelle.
Outre les géomètres, le projet mobilisa un ingénieur du CNRS pour l'écriture du logiciel, et deux étudaints en projets de fin d'étude pour l'interfaçage avec le logiciel de traçage et visualisation (AutoCAD). Ainsi optimisé, le tracé par Lille-centre ne "retardait" le voyage Lille-Paris que de 4 minutes, permettant de joindre les deux villes en 1h.

(Merci à Carlos Sacré, USTL, membre de l'équipe qui a réalisé ce travail, pour les informations données lors de plusieurs conférences publiques en 2001)

Liens spécifiques

sur la clothoïde: sur les raccordements ferroviaires

La Postérité de Fresnel

Des Ondes partout!

Au temps de Fresnel, les ondes sont essentiellement mécaniques: cordes vibrantes (d'Alembert), ondes à la surface d'un liquide, ondes sonores. Leur propagation a un milieu, un support, respectivement solide, liquide ou gazeux dans les cas cités. Fresnel ressent la nécessité morale d'un support ("un fluide particulier") qu'on appellera un peu plus tard éther. Du point de vue littéraire et mythologique, le mot désigne les cieux, ainsi

"L'harmonieux Ether, dans ses vagues d'azur,
Enveloppe les monts d'un fluide plus pur ; "
    Alphonse de LAMARTINE   (1790-1869), L'infini dans les cieux

Entre physiciens, il fera couler beaucoup d'encre (Einstein lui-même changera plusieurs fois d'avis!) avant qu'ils n'acceptent l'idée, aussi banale aujourd'hui que dérangeante en son temps, de la propagation dans le vide.

Ce qui est remarquable chez Fresnel, c'est sa
hardiesse -sans doute imprécise, il est vrai- de penser que les ondes sont la clef de la théorie naissante de l'électricité! C'est ce qui apparait dans la suite de sa lettre annonciatrice à Léonor:

"En attendant, je t'avoue que je suis fortement tenté de croire aux vibrations d'un fluide particulier pour la transmission de la lumière et de la chaleur. On expliquerait l'uniformité de la vitesse de la lumière comme on explique celle du son; et l'on trouverait peut-être dans les dérangements de ce fluide la cause des phénomènes électriques."
lettre de Fresnel à son frère Léonor, 05/07/1814


La mesure de la vitesse de la lumière dans un autre milieu que l'air est d'emblée identifiée comme un examen de passage pour sa théorie:

"Toutes les circonstances de cette expérience s'expliquent très bien dans la théorie que M. Fresnel a adoptée; mais pour cela il faudrait admettre que la lumière se meut plus lentement dans le verre que dans l'air."

Arago, Note sur la diffraction, 26 Février 1816

Mais elle ne sera réalisée que bien après la mort de Fresnel: elle est l'œuvre de Léon Foucault en 1850, sur une idée d'Arago (1843) que celui-ci n'a pu mener à bien en raison de la dégradation de sa vue. Elle établit que la lumière se propage plus rapidement dans l'air que dans l'eau, invalidant ainsi la théorie corpusculaire au profit de la théorie ondulatoire de la lumière: en effet, la théorie corpusculaire prévoyait une vitesse proportionnelle à l'indice de réfraction du milieu, la théorie ondulatoire
une vitesse inversement proportionnelle. Fresnel a donc vu juste!
Léon Foucault
Musée Carnavalet (Paris)


Quant à réaliser l'unification entre chaleur, lumière, électricité et magnétisme, ce sera, dès 1819 (découverte de l'influence de l'électricité sur les aimants, par
Ørstedt) et 1820 (action réciproque des courants, par Ampère) l'œuvre de la trinité des premiers continuateurs de Fresnel;et le terrain sur lequel ils s'avancent, l'étude de l'électricité.



Ørstedt (1777-1851)
 in La Fée Électricité (Dufy)
MAM de la ville de Paris
Ampère (1775-1836)
 sur la façade de l'ESCPI (Paris)
Michael Faraday (1791-1867)
Musée Faraday, Londres

"Les combinaisons chimiques, la chaleur, l'électricité, le magnétisme ont une cause commune, deux forces répandues dans la nature. Ces forces générales et universelles sont des forces électriques.  "
Ørstedt
 
Ampère identifie l'éther électrique, dans lequel se propagent les actions à distance entre courants et aimants avec l'éther luminifère de Fresnel. Par ses expériences avec de la limaille de fer, Faraday introduit le premier la notion de champ de forces et de lignes de champ; tout est en place pour l'arrivée du héros suivant, honoré également par le choix "2015, année de la lumière": 150 ans plus tôt, Maxwell publiait l'article fondateur de sa théorie de l'électromagnétisme: A dynamical theory of the electromagnetic field (1865 est l'année de publication, mais il fut communiqué à la Royal Society le 08/12/1864).

"Nous avons donc quelques raisons de croire, en nous appuyant sur les phénomènes de lumière et de chaleur, qu'existe un éther qui remplit l'espace auxquels les corps sont perméables [...]
Ce milieu est donc capable de recevoir et de stocker deux formes d'énergie, l'énergie "réelle" qui dépend du mouvement de ses parties, et l'énergie "potentelle" qui correspond au travail effectué par ce milieu en retrouvant sa forme initiale par élasticité.
 
La propagation des ondes consiste en la transformation continue d'une de ces énergies en l'autre, alternativement [...]
Nous savons maintenant que l'éther luminifère est, dans certains cas, sollicité par le magnétisme; car Faraday a découvert que, lorsqu'un rayon de lumière polarisée traverse un milieu transparent et diamagnétique dans la direction des lignes de force produites au voisinage par des aimants ou des ourants, le plan de polarisation est soumis à une rotation."
James Clerk Maxwell (1831–1879)
A dynamical theory of the electromagnetic field

"Ce qui importe seulement, c’est de dire que Maxwell sut résumer en des formules d’une superbe concision mathématique les résultats de ses devanciers et montrer comment l’optique tout entière pouvait être considérée comme un rameau de l’électromagnétisme. "

Louis de Broglie, thèse (édition 1925)





Avec les premiers succès de la radio (la Télégraphie Sans Fil, comme on dit alors), les ondes quittent le laboratoire et envahissent le domaine "grand public" avec un succès croissant et... exponentiel. Radio, télévision, rayons X en médecine, micro-ondes font de plus en plus partie de la vie quotidienne du XXème siècle, apportant la plupart du temps leurs bienfaits au confort moderne, parfois leur menace ( radioactivité nucléaire).
Au tournant du XXIème siècle, grâce à l'essor de l'informatique, téléphonie mobile, localisation par GPS, réseau mondial Internet consacrent les ondes électromagnétiques comme nerf de la communication moderne.

Plaque commémorative,
siège de British Telecom (Londres)

Ondes, Corpuscules: du "OU" au "ET"

Notre promenade se poursuit... à Prague. C'est là, pendant un séjour relativement bref (18 mois, à cheval sur 1911 et 1912) qu'Albert Einstein prépare les manuscrits de ce qui sera présenté en 1915 sous le nom de relativité générale. Il y prédit notamment une déviation de la lumière des étoiles par l'effet gravitationnel du soleil dont "2015, année de la lumière" commémore aussi le centenaire. En raison de la guerre, la vérification n'en sera faite qu'en 1919 par Eddington.


"Je suis heureux que ce petit livre qui présente les idées essentielles  de la théorie de la relativité soit maintenant publié dans la langue du pays où j'ai trouvé le calme nécessaire pour donner, petit à petit, aux idées de base de la théorie de la relativité générale (1908) une forme plus définitive qui me permette de la présenter. C'est dans les salles tranquilles de l'Institut de Physique Théorique de l'Université Allemande de Prague, rue Viničná, que j'ai découvert en 1911 que le principe d'équivalence implique une déviation des rayons de la lumière du soleil qui peut être observée [...]."
Institut de Physique Théorique Prague
Albert Einstein
Préface à l'édition en langue tchèque

Einstein y résidait dans la calme rue Lesnická, un peu à l'écart des circuits tourstiques "classiques", et pourtant pas si loin de ce point de passage obligé qu'est la célèbre maison Ginger & Fred de Frank Ghery... traversez donc la Vltava (alias 
Moldau) célébrée par Smetana, cela vous réservera une bonne surprise!


Façade de la maison, rue Lesnická, où résida Albert Einstein en 1911-1912 (Prague)


En plein centre ville, un lieu où Einstein retrouvait ses amis pour un peu de détente.
Plaque apposée par l'Union des Mathématiciens et Physiciens tchèques pour son 120ème anniversaire (14/03/98)

Seulement... depuis 1905, Einstein avait écorné la théorie ondulatoire en revenant au principe d'une lumière corpusculaire pour élucider l'effet photoélectrique (et y gagner son prix Nobel 1921) en suivant la piste ouverte par Max Planck et sa théorie des quanta. Il y avait donc à la fois des particules (de lumière) et des fréquences -ou, ce qui revient au même, des longueurs d'onde dans la célèbre relation de Planck
E = h.ν = h.c/λ 

Et là où il y a des longueurs d'onde, comment oserait-on soutenir qu'il n'y a pas d'onde? Il fallait tout l'humour d'un Richard Feynman (
prix Nobel 1955) pour ne pas s'arracher les cheveux et admettre la double nature d'une lumière devenue Docteur Jekyll et Mister Hyde de la Physique (prudemment, nous ne distribuerons pas les rôles...)

"[Ce fut] une période où l'intelligence des physiciens fut mise à rude épreuve : la lumière, disait-on, doit être considérée soit comme une onde, soit comme un ensemble de particules, selon les situations expérimentales. C'est ce qu'on a appelé la "dualité onde-corpuscule" [...] à cette époque la lumière était une onde les lundis, mercredis et vendredis, et un ensemble de particules les mardis, jeudis et samedis. Restait le dimanche pour réfléchir à la question . "
Richard FeynmanLumière et matière, une étrange histoire

Cest alors, en 1923,
qu'intervient  Louis de Broglie: non sans audace, il généralise à toute la matière la dualité onde-corpuscule; la lumière n'est plus une exception singulière, elle est "dans la norme", pourrait-on dire: à toute particule peut-être associée une onde, et inversement. En commençant par la plus simple de toutes, l'électron:

"La structure discontinue des radiations et l'existence des photons ne pouvaient plus guère être contestés. Dès lors, se posait avec une accuité accrue le redoutable dilemme des ondes et des corpuscules en ce qui concernait la lumière. Il fallait bon gré mal gré admettre que l'image des ondes et l'image des corpuscules devaient être tour à tour utilisées[...] et la relation entre fréquences et énergie qu'Einstein avait mise à la base de la théorie des photons indiquait clairement que cette dualité d'aspect des rayonnements  était intimement liée à l'existence même des quanta.
Mais alors une question se posait pour ainsi dire d'elle même: puisque lexistence des états stationnaires pour les atomes démontre l'intervention du quantum d'action dans les propriétés de l'électron, ne doit-on pas supposer que 
l'électron présente une dualité d'aspect analogue à celle de la lumière? À première vue, une semblable idée paraissait bien hardie [...]. Jamais l'électron n'avait manifesté de propriétés nettement ondulatoires analogues à celles que la lumière manifeste dans les phénomènes d'interférences ou de diffraction. Prêter à l'électron, en l'absence de toute preuve expérimentale, des propriétés ondulatoires pouvait paraître une fantaisie d'un caractère peu scientifique[...]. "
Louis de BroglieLa Physique Nouvelle et les Quanta (1937)

L'expression Mécanique Ondulatoire, forgée en cette occasion, marque ce double aspect; elle évoluera en Mécanique Quantique sous l'impulsion de Niels Bohr, Erwin Schrödinger (qui nommera onde Ψ l'onde associée à une particule) et Wolfgang Pauli. Dès le début de sa thèse, rappelant l'état des opinions sur la lumière en un bref historique, de Broglie rend hommage à Fresnel avant de poser le principe fondamental de ses recherches:
 


"Un des grands succès de Fresnel fut d’expliquer la propagation rectiligne de la lumière dont l’interprétation était si intuitive dans la théorie de l’émission. Quand deux théories fondées sur des idées qui nous paraissent entièrement différentes, rendent compte avec la même élégance d’une même vérité expérimentale, on peut toujours se demander si l’opposition des deux points de vue est bien réelle et n’est pas due seulement à l’insuffisance de nos efforts de synthèse. Cette question, on ne se la posa pas à l’époque de Fresnel et la notion de corpuscule de lumière fut considérée comme naïve et abandonnée."


Louis de Broglie, thèse (édition 1925)

Georges Lochak, qui préside la fondation Louis de Broglie, a raconté que de Broglie, en souvenir du domaine familial où était né Augustin, avait un buste de Fresnel -un de plus!- sur son bureau. Et, quand ses interlocuteurs avait du mal à le suivre, il se tournait vers la sculpture et disait: "Lui m'aurait compris..."

En 1927 se placent deux événements importants. Le premier est une confirmation expérimentale des idées de Louis de Broglie

"... la liaison entre les ondes et les corpuscules et la nécessité de construire une mécanique nouvelle à caractère ondulatoire avaient pris en 1926, grâce aux admirables mémoires de M. Schrödinger, une ampleur et une précision extraordinaire. Mais si belles que fussent les idées générales et les méthodes fondamentales de la mécanique ondulatoire, si précises que parussent les vérifications qu'elles avaient reçu par la prévision exacte des phénomènes atomiques, il manquait encore à ses conceptions une vérification expérimentale directe. L'année 1927 a apporté cette vérification grâce à la découverte par MM Davisson et Germer de la diffraction des électrons."
Louis de BroglieLa Physique Nouvelle et les Quanta (1937)

et nous voilà revenus à la diffraction, c'est à dire au point de départ même de Fresnel!

Le second est un congrès Solvay resté parmi les plus célèbres: tous les physiciens fondateurs de la mécanique quantique sont présents et vont en discuter au cours de débats passionnés.

Les participants du congrès 1927, à Bruxelles

Fait exceptionnel, le congrès se transporte à Paris pour une journée d'hommage commémorant le centenaire de la mort d'Augustin Fresnel (On trouvera ici le lien vers un recueil contenant les trois interventions de Picard, Lorentz et Fabry). Ce qui permet à de Broglie, qui a eu le plaisir d'y rencontrer Einstein, de prolonger leurs échanges de vues:


"Revenant de Bruxelles à Paris avec lui pour assister à la célébration de l'hommage rendu au grand physicien français Augustin Fresnel à l'occasion du centième anniversaire de sa mort, j'eus une dernière conversation avec Einstein sur le quai de la gare du Nord. Il me dit encore qu'il avait peu de confiance dans l'interprétation indéterministe et qu'il blâmait l'orientation trop formelle que commençait à prendre la Physique quantique; forçant peut-être quelque peu sa pensée, il me disait que toute théorie physique devrait pouvoir en dehors de tout calcul, être illustrée par des images si simples «qu'un enfant même devrait pouvoir les comprendre». "
Louis de Broglie, Nouvelles Perspectives en  Microphysique (1956)

En 100 ans, les ondes avaient envahi toute la physique, jusquà ses développements les plus récents! Et bientôt 200 ans après, c'est l'industrie qui a été conquise par les ondes de matière, comme elle l'avait été une première fois par les ondes "classiques" aux temps du développement de la TSF.

"Les lois quantiques et les propriétés ondulatoires de la matière qui ont jadis été une hypothèse, puis un fait expérimental, sont maintenant partout présentes dans notre vie quotidienne. Elles sont, entre autres, à la base de nos connaissances sur les propriétés de conduction électrique de l'état solide. Or ce sont ces propriétés qui permettent le fonctionnement des transistors et des circuits intégrés et c'est donc la connaissance que nous en avons qui a permis le développement actuel de l'informatique, de l'automation, de la radio et de la télévision, du radioguidage, etc. Ce sont également les propriétés quantiques et ondulatoires de la matière et de la lumière qui sont le fondement même de toute l'électronique et de phénomènes devenus importants dans la pratique comme la résonance magnétique nucléaire et la supraconductivité. [...]
Quand cet ouvrage a été écrit, les théories quantiques et ondulatoires étaient encore essentiellement un objet de spéculation qui n'intéressait que quelques centaines de personnes dans le monde. Aujourd'hui, elles sont au cœ
ur de l'industrie, de la médecine, des transports, de la communication. "

G. Lochak, Préface à Louis de BroglieLa Physique Nouvelle et les Quanta (éd. 1986)

Pour terminer sur ces développements en proposant un point de vue actuel,
le Mathouriste préfère vous laisser en compagnie de deux physiciens renommés, à l'occasion de conférences récentes. Inévitablement, ils vous parlent de Fresnel et de Broglie avant d'évoquer leurs propres avancées:
Même si vous n'avez pas fait de physique, vous ne pourrez qu' apprécier la clarté... et la franchise du conférencier; petit exemple tiré de la première:

"Je voudrais vous inviter à ne pas vous laisser avoir.
Ce n'est pas parce qu'un prof' va vous répéter: «Ce n'est pas difficile, la réponse à la question, c'est la dualité onde-particule, si vous trouvez ça difficile, eh bien, vous avez raison. Moi, ça fait 50 ans que j'essaie de comprendre ces mots, et je ne suis pas sûr de les avoir vraiment compris.
Le message que je veux vous donner, c'est que si on pense qu'on ne comprend pas, il ne faut pas dire « Oui, j'ai compris» pour faire plaisir à ceux qui vous répètent des mots comme une litanie. Ce n'est pas parce qu'on va répéter «dualité onde-particule» tous ensemble et en chœur, qu'on aura bien compris à la fin de la séance. Si ça nous pose des questions, il faut accepter que ça nous pose problème, et il faut creuser le problème.[...]
La science progresse en allant voir les endroits où on est gêné, et moi je suis
gêné par le fait qu'il est facile de prononcer les mots «onde-particule», et qu'au fond de votre tête, vous vous dites «oui, mais ça veut dire quoi exactement?» "
Alain Aspect, L'héritage de Louis de Broglie : La dualité onde particule du photon

Fresnel et Fourier

 Commençons par l'accessoire, leur similitude de carrière. Tous deux n'ont été scientifiques qu'en marge de leur fonction principale (préfet pour l'un, ingénieur pour l'autre, ce qui leur a valu de s'occuper l'un et l'autre des routes des Alpes!). Tous deux ont été des chercheurs isolés en raison de leur éloignement de la capitale (à la nuance près que Fresnel a maintenu un lien grâce à sa correspondance nourrie avec Arago). Tous deux ont connu la disgrâce politique (l'un sous les Cent Jours, l'autre sous la Restauration), heureusement assez vite effacée; plus grave, tous deux ont dû affronter un milieu scientifique non préparé à leurs avancées et plutôt réticent (tous deux ont affronté l'hostilité de Poisson, grand mathématicien et physicien par ailleurs), ont été priés de revoir leur mémoire, avant de connaître la consécration et l'élection à l'Académie.

Ils semblent s'être assez peu côtoyés; il est vrai que la gloire de Fourier commence à peu près quand la santé de Fresnel l'éloigne de Paris. Fourier a été commissaire pour certains mémoires de Fresnel, mais les rapports portent plus la marque d'Arago que la sienne!



Il est sans doute à regretter qu'ils n'aient pas eu plus d'échange, car la notion d'onde est au centre de leurs travaux respectifs. Chez Fresnel, elle est d'abord expérimentale explication des phénomènes lumineux; tandis que, chez Fourier, elle est un outil théorique: il est possible de décomposer un signal périodique en une série d'ondes! Cela correspond, au fond, à la dominante du tempérament de chacun. Il est remarquable que leurs découvertes aient suscité autant de longs prolongements théoriques (Mécanique quantique d'un côté, théorie des séries trigonométriques, espaces de Hilbert... et jusqu'à la théorie des ensembles de l'autre) que d'applications pratiques fructueuses, qu'ils auraient été bien en peine de deviner.

"La théorie des vibrations harmoniques a donné lieu à l'une des plus grandes découvertes mathématiques du XIXème siècle, celle des séries de Fourier qui représentent une fonction périodique (comme la vibration d'une corde) par une somme de vibrations harmoniques . [...]
Ce sont les séries de Fourier qui sont à l'origine de l'espace de Hilbert.
[...] La théorie des espaces de Hilbert était déjà très élaborée dans les années vingt, prête à accueillir en son sein la mécanique quantique [...]
On comprend pourquoi cette entreprise était promise au succès, puisque la théorie de l'espace de Hilbert était née de la théorie générales des vibrations. Or, grâce à la mécanique ondulatoire, un système quantique comme un atome n'est rien d'autre, depuis Schrödinger, qu'une enceinte à l'intérieur de laquelle l'onde de de Broglie se trouve dans des états stationnaires qui correspondent aux modes normaux de la physique des vibrations. "

G. Lochak, La Géométrisation de la Physique (1994)

S'il est aujourd'hui une discipline incontournable dans la formation des étudiants physiciens comme dans celle des élèves ingénieurs, c'est la théorie du signal et l'analyse de Fourier; les deux héritages s'y trouvent intimement mêlés. Kelvin lisait le traité de Fourier comme un "poème mathématique", on pourrait dire:
une ode à l'onde.
Pour repousser les limites de cet outil, les mathématiciens lui ont forgé un prolongement, la théorie des ondelettes. C'est tout cela, l'héritage conjoint de Fresnel et Fourier.

"Les équations du mouvement de la chaleur, comme celles qui expriment les vibrations des corps sonores, ou les dernières oscillations des liquides, appartiennet à une des branches de la science du calcul les plus récemment découvertes, et qu'il importait beaucoup de perfectionner. Après avoir établi ces équations différentielles, il fallait en obtenir les intégrales [...] Cette recherche difficile exigeait une analyse spéciale, fondée sur des théorèmes nouveaux [...]
Les théories nouvelles, expliquées dans notre ouvrage, sont réunies pour toujours aux sciences mathématiques, et reposent comme elles sur des fondements invariables. [...] On perfectionnera les instruments et on multipliera les expériences . La théorie elle-même dirigera toutes les mesures, et en assignera la précision. Elle ne peut faire désormais aucun progrès considérable qui ne soit fondé sur ces expériences; car l'analyse mathématique peut déduire des phénomènes généraux et simples les lois de la nature; mais l'application spéciale de ces lois à des effets très composés exige une longue suite d'observations exactes."

J, Fourier, Discours Préliminaire à la Théorie Analytique de la Chaleur  (1822)

Souvenirs de Paris

Outre le Musée de la Marine et  l'École Polytechnique, il y a d'autres lieux parisiens où lire en gloire le nom de Fresnel


Dans le XVIème arrondissement de Paris
 Sur la tour Eiffel, côté École Militaire (Paris)
Fresnel y est en compagnie de son ami Arago, à côté de De Prony, qui l'a aussi soutenu.

Un peu plus caché aux regards des passants... son buste est également présent dans la cour intérieure de l'ENS, rue d'Ulm



Mais... surveillé en coin par Poisson! Dans l'angle, Poisson et Fresnel. Ampère est juste à droite de Fresnel


Cornu, lui, a eu moins de chance... ou plutôt, devrait-on dire, a été victime d'une infâmie à Paris!



Il a été un peu mieux traité à Orléans, sa ville natale (photo à Orléans: V. Fraticelli)

Loin, très loin du Mathouriste, l'idée de taxer d'usurpateur J.-H. Lartigue: difficile d'aimer faire des photos, fût-ce en amateur, et de ne pas être convaincu de la légitimité d'un hommage à l'un des plus grands de son époque. Mais pourquoi diable s'en prendre à Cornu, quand, à plusieurs endroits, de la capitale, le même nom est donné à deux voies différentes? Exemple: avenue du Maine, rue du Maine... En renommant une des deux, on pourrait à la fois éviter les erreurs d'adresse et cette désagréable façon de rayer un scientifique (ou de l'ignorer, c'est le cas de Fourier) du paysage urbain -ce qui témoigne assurément d'un certain mépris. Car, bien évidemment, après une période de transition (pour ménager le facteur?), le nom de Cornu a totalement disparu!

Enfin, bien averti de son influence sur les pères fondateurs de l'électricité, Raoul Dufy a représenté Fresnel dans sa Fée Électricité... mais voilà que son voisin le plus proche est son farouche adversaire Biot! Heureusement, Ampère, qui l'a soutenu, n'est pas loin...


 in La Fée Électricité (Dufy), MAM de la ville de Paris


Un hommage plus crypté est cette cariatide géante (3 niveaux d'appartements!) qui soutient de ses ailes un balcon au 57, rue de Turbigo. Elle est couramment dénommée "ange de Turbigo"... et quel rapport avec Fresnel, vous demanderez-vous fort à propos?



En 1851se tient, aux Beaux-Arts, un concours ayant pour thème:
proposer un phare en hommage au physicien Fresnel.

Il s'agit probablement davantage d'un exercice académique que de l'étape préalable à un véritable projet. En tout cas, Auguste Émile Delange fait quelques esquisses... Et l'une d'elles a une ressemblance parfaite avec "l'ange" dont il ornera la façade de cet immeuble hausmannien, qu'il construit en 1859.
L'information est mentionnée dans plusieurs ouvrages sur les curiosités insolites de la capitale, mais aucune plaque explicative n'est présente sur la façade.




L'hommage le plus récent (à notre connaissance) est l'appartition -un peu trop discrète pour qui ne suit pas l'actualité philatélique- d'un timbre à l'ffigie de Fresnel, en mai 2019.
Et comme il met l'accent sur les phares et la fameuse lentille... voilà encore une incitation à consulter







Laissons la conclusion à Alfred Cornu, qui soulignait avec pertinence, en inaugurant la statue d'Arago, le rôle essentiel de ce dernier, promoteur enthousiaste puis ami indéfectible de Fresnel:

"Il accueillait en effet avec une bienveillance extrême tous ceux qui venaient lui apporter leurs travaux; les jeunes, les isolés surtout; il les encourageait, les conseillait, les soutenait au besoin, payant ainsi sa dette de reconnaissance envers ceux qui avaient guidé ses premiers pas. A ce point de vue, la postérité n'oubliera pas que c'est à Arago qu'on doit Fresnel. Modeste ingénieur des ponts et chaussées au fond de la province; Fresnel occupait ses loisirs à méditer sur la théorie newtonienne de la lumière; accumulant les objections à cette doctrine il s'adressa un jour à Arago pour lui soumettre des expériences en contradiction formelle avec la théorie de l'émission [...]
Leur liaison, purement scientifique d'abord, se transforma peu à peu en une vive amitié, et leurs pensées, comme leurs travaux, se confondirent bien des fois dans d'affectueux entretiens. [...]
C'est ainsi que Fresnel a grandi à l'ombre d'Arago et qu'il est parvenu, malgré sa fin prématurée, à édifier sur des bases inébranlables cette merveilleuse théorie des ondes, l'un des plus beaux monuments scientifiques du siècle."

A. Cornu, Discours d'inauguration de la statue d'Arago à Paris (11/06/1893)

Références

Œuvres de Fresnel numérisées:

Les œuvres contiennent notamment les échanges par lettre de Fresnel avec Arago, Poisson, les membres de sa famille dont nous avons donné quelques extraits.

Fresnel présenté et commenté, sur BibNum:

Des textes sources, commentés et présentés par les scientifiques d'aujourd'hui. 

Autres sources sur la toile:

Livres et revues:

Des extraits -la totalité dans le cas du premier- sont consultables en ligne lorsqu'il y a un lien. Cette dernière référence est idéale pour un abord à la fois agréable et accessible, d'une part, sérieux et documenté, de l'autre. Elle n'est malheureusement plus disponible (sauf éventuellement en occasion.)

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