Une Gourmandise nommée...

...Poncelet!


Les rues de Paris peuvent encore offrir au Mathouriste le charme de surprises imprévues; témoin celle-ci:

à Paris,... rue Poncelet, évidemment!

Y vendrait-on le célèbre Traité des Propriétés Projectives des Figures ?

Aggrandissez pour lire la citation de Dupin en exergue du tome 1 (Poinsot pour le  tome 2) !

En fait, pas vraiment, on s'en doute: il s'agit d'autres douceurs à déguster... Mais revenons à l'histoire singulière d'un ouvrage qui tout à la fois marque un tournant essentiel de la Géométrie... et faillit ne jamais voir le jour.

De l'X à l'X... en passant par la Russie!

... Mais commençons par Metz


Son acte de naissance

Né le 01/07/1788 à Metz,  Jean-Victor Poncelet est élève de Monge à l'École Polytechnique (Promotion 1807, entré 8ème). Il en sort 38ème, et revient à Metz comme élève à l'École d'Application (1810-1811): celle-ci est le résultat de la fusion, en 1802, de l''École d'Artillerie de Metz (créée en 1794 par la Convention, sur proposition de Lazare Carnot) et de l'École du Génie de Mézières (où enseignait Monge et dont il s'inspira pour dessiner les contours de l'École Polytechnique)

L'École d'Application de l'Artillerie et du Génie de Metz (1802-1870... C'est écrit au dessus de la porte!)

L'épisode Russe

En 1812, il est lieutenant du Génie dans le Corps d'Armée du Maréchal Ney. Sa vie va basculer... mais, par une incroyable chance (du moins, d'un point de vue statistique!) ne pas s'arrêter net.


Statue du Lorrain Ney... à Metz, ville natale de Poncelet.

Car la Grande Armée de Napoléon est  prise au piège de l'hiver Russe:

IL neigeait. On était vaincu par sa conquête.   
Pour la première fois l’aigle baissait la tête.   
Sombres jours! l’empereur revenait lentement,   
Laissant derrière lui brûler Moscou fumant.   
Il neigeait. L’âpre hiver fondait en avalanche.      
Après la plaine blanche une autre plaine blanche.   
On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau.   
Hier la grande armée, et maintenant troupeau  
On ne distinguait plus les ailes ni le centre.
.../...
—Sortira-t-on jamais de ce funeste empire?   
Deux ennemis! le czar, le nord. Le nord est pire.
On jetait les canons pour brûler les affûts.   
Qui se couchait, mourait. Groupe morne et confus,   
Ils fuyaient; le désert dévorait le cortége.   
On pouvait, à des plis qui soulevaient la neige,   
Voir que des régiments s’étaient endormis là.
Ô chutes d’Annibal! lendemains d’Attila!   
Fuyards, blessés, mourants, caissons, brancards, civières,   
On s’écrasait aux ponts pour passer les rivières,   
On s’endormait dix mille, on se réveillait cent.
Victor HUGO, L'Expiation


Lors de la retraite, Ney commande l'arrière-garde; elle est décimé lors de la dévastatrice bataille de Krasnoï. (15 au 18/11/1812) Poncelet y frôle la mort -son cheval est tué sous lui.  Lors de la fuite nocturne de ce qui reste du corps d'armée de Ney, la subdivision que commande Poncelet perd le contact et se retrouve isolée : il n'y a plus d'autre issue que de capituler. Côté Français, on pensera que ces soldats sont morts!


Piter von Hess: la bataille de Krasnoï Disposition des forces Françaises et Russes Adolphe Yvon: Ney, pendant la retraite de Russie
           
(Source des images: article Wikipedia, en lien ci-dessus)

Il est donc fait prisonnier, conduit à Saratov, sur la Volga, à 300 lieues de distance (environ 1200 kilomètres), au terme d'une marche forcée de cinq mois, entreprise dès le 19 Novembre. Et c'est là que, sans le moindre livre, il reconstitue les cours de Carnot et Monge, et poursuit en concevant le futur Traité des Propriétés Projectives des Figures.

Le début du Manuscrit de Saratov.
Archives de l'École Polytechnique; in
Bulletin de la SabiX n°19


On observera bien sûr que, dès les dix premières lignes figure l'annonce de ce que la postérité nommera le Grand Théorème de Poncelet! Dans son isolement, il a quand même... un petit "public", puisqu'il déclare quelques lignes plus bas:
"... j'avais fait part de ces recherches à plusieurs anciens Élèves de l'École Polytechnique, mes compagnons d'infortune à Saratoff..."
En souvenir de cet épisode, et en hommage, une unité mixte internationale (UMI) du CNRS à Moscou s'appelle laboratoire Poncelet .

Il en achève la rédaction à son retour à Metz en 1814, après 14 mois de détention; la première publication est faite en 1822.
 Il poursuit alors une double carrière, militaire et mathématique... ce que la rue parisienne nous rappelle

Retour à Metz

De 1815 à 1825 à Metz, il revient à l'École d'application de l'Artillerie et du Génie de Metz, comme officier du génie -capitaine en 1822 lorsque parait la première édition de son livre- mais aussi comme ingénieur mécanicien, puis, à l'initiative d'Arago, Professeur de Mécanique en 1824 ; il  laisse d'ailleurs son nom à un système de pont-levis et surtout à une turbine à aubes courbes
Pour plus de détails sur ce point, voir cet historique (et plus généralement ce site) concernant les généralités, et sur l"apport de notre héros, téléchargez, en suivant le lien ci-dessous, l'article de Bruno BELHOSTE et Louis LEMAITRE
J.-V.PONCELET, Les Ingénieurs Militaires et Les Roues et Turbines Hydrauliques .

Poncelet participe activement à la vie de sa ville. En particulier, il est, dès sa fondation le 14 Mars 1819, membre de la Société Académique de Metz.




Depuis sa fondation, la Société a toujours eu son siège au 20 en Nexirue,    à Metz Son Bulletin (numéro contenant l'hommage à Poncelet)

Il en est même le président en 1823-24; il y fait de nombreuses communications sur la Géométrie et la Mécanique.

Le 1er Mai 1848, lors de l'élection des représentants à l'Assemblée Constituante, le département de Moselle le nomme représentant du peuple, à la quasi -unanimité, et sans qu'il l'ait demandé!

Aussi, un mois à peine après son décès, le Conseil Municipal "par un vote unanime du 25 Janvier 1868, approuvé par décret impérial du 8 Février suivant, a décidé que la rue sur laquelle est l'École d'application, et la plus voisine de celle où habitait le Général, porterait désormais le nom de Rue Poncelet."





La Rue Poncelet, à l'extrémité qui donne sur l'École d'application de l'Artillerie et du Génie. Remarquer la plaque commémorative sur le pilier droit.

La demeure de Poncelet à laquelle fait allusion le texte précédent se trouvait 18, rue de l'Esplanade: elle bordait l'esplanade (sur laquelle est située la statue du maréchal Ney). Celle-ci est, par la suite, devenue Avenue Winston Churchill... et, comme l'allure s'est passablement modifiée, il n'y a plus aucune trace de la maison de Poncelet. Pas même un numéro 18, d'ailleurs!




hier (du site www.cartespostalesdelorraine.com) Aujourd'hui... un peu brutal! (vue opposée)

La Rue Poncelet, à l'extrémité qui donne sur l'École d'application de l'Artillerie et du Génie. Remarquer la plaque commémorative sur le pilier droit.

et Paris, pour finir

 Puis, en 1838 il est chargé de créer le cours de Mécanique Physique et Expérimentale à la Sorbonne à Paris. Dés lors, sa carrière se poursuit dans la capitale; il est nommé général le 1/07/1848 par Arago et, dix jours plus tard, Commandant de l'École Polytechnique de 1848 à 1851. On y trouve son buste... quelque peu caché, dans la bibliothèque (sous-sol).

Ces mêmes anées, il enseigne au Collège de France; il fait aussi partie de l'Assemblée Constituante en 1848!. Ne désertant jamais le terrain du concret, il préside de 1851 à 1858 la "Classe des Machines & Outils" aux Expositions Universelles de Londres et Paris. Il est d'ailleurs chargé d'un rapport sur ces machines, et de "Voyages d'exploration dans les filatures et tissages de soie, de lin et de chanvre en France, entrepris pour constater l'état de ces branches d'industrie". Tout cela, c'est lui qui nous l'apprend dans l'avertissement de la deuxième édition (1865) du Traité, pour justifier l'écart entre les deux parutions.

Après avoir décliné un premier parrainage en 1831: 

"En m'exprimant ainsi sur la fin d'une longue et pénible carrière sicentifique, la reconnaissance me fait un devoir sans réserve, ni fausse modestie, qu'Arago si contraire au développement des idées géométriques abstraites, avait bien voulu, lors de sa visite d'examen à Metz, en 1831, me proposer, au nom de mes illustres et honorés maîtres, Ampère, Fourier, Lacroix, Legendre, Poinsot et Poisson, à la candidature à la place laissée vacante par l'auteur de la Mécanique céleste, candidature extrêmement flatteuse pour l'amour-propre d'un modeste officier du Génie, mais que je n'osais ni ne pouvais accepter par divers motifs inutiles à expliquer, et qui, à mon refus, a été dévolue à M. Libri."
J-V. P , Avertissement à la seconde Édition du Traité

il avait été élu Membre de l'Académie des Sciences le 17 mars 1834 (section de mécanique). Il en était le Président du 11 mai 1840 à la fin de l'année et en 1842.

Décédé le 22/12/1867 à Paris, il est enterré au Cimetière du Montparnasse (27-éme Division , avenue de l'Est, 1-ère ligne).




Le Mathouriste remercie Roland Brasseur, qui lui a fourni toutes les indications utiles pour trouver la sépulture... et s'est montré plus malin, ou mieux outillé que lui, pour photographier, à travers la grille, la plaque commémorative complète à l'intérieur du monument!


Le problème...                                   ...et la solution!

Curieusement, la plaque indique le 23 Décembre pour date du décès; plusieurs biographies donnant le 22. Dans la séance du 23 décembre 1867 de l’Académie des Sciences,son Président, Chevreul,  "fait part à l’Académie de la perte douloureuse qu’elle vient de faire dans la personne de M. Poncelet, décédé le 22 Décembre" .

Un hommage à signaler -peut-être inattendu: celui de Raoul Dufy dans sa gigantesque fresque, la Fée Électricité, peinte en 1937 et exposée en permanence au Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris:

Poncelet, en uniforme d'officier

Mais après tout, même s'il était plus porté sur la Mécanique que sur l'Électricité quand il s'occupait d'autre chose que de Mathématiques, il ne faudrait pas oublier que son modèle de turbine a équipé jadis des centrales hydro-électriques, telle celle des Vernes (Livet et Gavet, Isère), classée monument historique. Or, c'est bien parmi ceux qui ont travaillé aux applications et à l'industrialisation, à droite de l'usine dans son tableau, que Dufy l'a installé!

Le Traité des Propriétés Projectives des Figures


Édition de 1822, en ligne à l'Université Louis Pasteur à Strasbourg .

Pour vous faire une (petite!) idée de cet ouvrage fondateur, de ses buts, de ses méthodes, à travers son introduction et trois théorèmes choisis, suivez ce lien. ... et revenez ensuite!


Les Théorèmes de Pappus, Pascal et de Poncelet, dans le Traité des Propriétés Projectives

Splendeurs et Misères de la Géométrie Projective

Suiveurs et... petites querelles

Des suiveurs, Poncelet en eut surtout... en Allemagne!  Au tout premier rang, on mettra Plücker, inventeur des coordonnées homogènes, mais aussi Steiner et Von Staudt. En France, l'accueil fut plus que réservé, se réglant sur le scepticisme d'un Cauchy qui n'aimait guère tout ce qui ne venait pas... de lui-même, et ne réserva pas aux travaux de Poncelet un meilleur accueil qu'à ceux d'Abel ou Galois.

"Le Mémoire de M.
Poncelet est précédé d'un discours préliminaire qui offre une sorte de résumé de ses recherches sur la Géométrie [.../...]. Dans le discours préliminaire, l'auteur insiste de nouveau sur la nécessité d'admettre en Géométrie ce qu'il appelle le principe de continuité. Nous avons déjà discuté ce principe, dans un Rapport fait il y a plusieurs années sur un autre Mémoire de M. Poncelet , et nous avons reconnu que ce principe n'était, à proprement parler, qu'une forte induction qui ne pouvait être indistinctement appliquée à toutes sortes de questions de Géométrie, ni même en Analyse. Les raisons que nous avons données pour fonder notre opinion ne sont pas détruites par les considérations que l'auteur a développées dans son Traité des Propriétés Projectives.
Quoiqu'il en soit, nous pensons que le Mémoire de M. Poncelet sur les centres de moyenne harmoniques fournit de nouvelles preuves de la sagacité de son auteur, dans la recherche des propriétés des figures et qu'il mérite, sous ce titre, l'approbation de l'Académie."
Cauchy, rapporteur d'un Mémoire à l'Académie des Sciences (1824)

"[.../...] Ces paroles sentencieuses, [.../...] reproduites tant de fois par des esprits irréfléchis, vaniteux ou peu bienveillants à mon égard, ont fait un véritable tort à ma réputation dans un certain monde scientifique. Rapprochées du but exclusivement géométrique que je me proposais, [.../...]ainsi que des dissertations algébriques où le Rapporteur se montre, comme d'habitude, enclin à établir sa supériorité sur l'auteur auquel les réglements académiques interdisent toute réplique, ces paroles, ces dissertations, [.../...] prouvent, mieux que je n'ai pu le faire [.../...], que M. Cauchy ne possédait qu'imparfaitement le sentiment de la véritable Géométrie [.../...]
Pour montrer, par un exemple d'autant plus frappant que je ne doute en aucune façon de la bienveillance de l'auteur, combien
M. Cauchy a fait illusion, même à des savants qui passent avec raison pour de très habiles algébristes, je citerai l'un de mes confrères déjà célèbre, de  l'Académie des Sciences, qui dans un séduisant article, en apparence très flatteur pour moi, sur le Traité des Propriétés Projectives, [.../...] est venu néanmoins soutenir les jugements irréfléchis portés par M. Cauchy sur la partie philosophique, à mes yeux la plus importante de cet ouvrage et que cet illustre académicien n'a pas comprise ni voulu comprendre en refusant de m'accorder une heure d'audience avant la rédaction de son rapport de 1820 [.../...]."
Poncelet, Section Supplémentaire du Traité (t. II)

 Dans l'indifférence et l'incompréhension Françaises, une très notoire exception, Michel Chasles (1793-1880), lui aussi Polytechnicien: il est entré à  l'École en 1812, au moment même où la débâcle de la Grande Armée a conduit Poncelet en prison.

Buste de Chasles (École Polytechnique)

Néanmoins, leurs rapports ne sont pas toujours au beau fixe. Certes, Chasles salue Poncelet dans la préface de son Traité de Géométrie Supérieure (1852) et son Discours d'Inauguration du Cours de Géométrie Supérieure à la Faculté de Paris (1846, mis en annexe à son Traité ); mais il tient aussi à s'en démarquer:

"Je me suis étendu sur les ouvrages de Monge et de Carnot, parce que je les regarde comme ayant ranimé en France l'esprit des méthodes géométriques et inspiré les jeunes mathématiciens qui bientôt sont entré dans cette voie.
À leur tête se présentent MM. Ch. Dupin et Poncelet, dont les remarquables travaux attestent cette heureuse impulsion. [.../...]
La
théorie des transversales est le principe fondamental du Traité des Propriétés Projectives des Figures de M. Poncelet, où l'on trouve, ave une foule de résultats du plus haut intérêt, cette méthode merveilleuse de la théorie des polaires, et le mode de déformation des figures à trois dimensions [.../...]; méthodes qui, en donnant le moyen de créer à volonté, d'une manière en quelque sorte mécanique, des théorèmes fort divers et pourtant dérivés d'un seul, forment les sources les plus fécondes de la Géométrie moderne."
Chasles, Discours d'Inauguration

"De la sorte, les démonstrations impliquent les cas où certaines parties d'une figure [.../...] deviennent imaginaires, sans qu'on soit obligé d'invoquer le principe de continuité dont M. Poncelet a fait un si heureux usage dans son savant Traité des Propriétés Projectives des Figures, mais qui ne pouvait répondre aux vues qui m'ont dirigé dans la méthode suivant laquelle je traite la Géométrie."
Chasles, préface au Traité de Géométrie Supérieure


Quant à Poncelet, s'il se met, nous l'avons vu, en retrait derrière ses prédécesseurs, il le fait sans doute avec une fausse humilité, n'attendant... qu'un traitement similaire à son égard de la part des autres, et protestant à coups de vigoureuses réclamations quand le piédestal sur lequel il compte ne lui est pas servi!

"En citant à plusieurs reprises, dans l'introduction du Traité des Propriétés Projectives des Figures (t. Ier), avec les noms de Desargues, Pascal, de Monge, Livet, Dupin, Brianchon, Servois ou autres, le nom de M. Chasles comme étant celui de l'un des précurseurs des méthodes de projection, de transformation des figure; en négligeant maladroitement d'y faire valoir mes propres inventions, je ne m'attendais guère, après quatorze années d'un silence regrettable [.../...] que M. Chasles viendrait prendre pied sur mon propre terrain [.../...]
[.../...] mais, quoique M. Chasles mentionne mes derniers écrits et se serve même avec habileté de la théorie des polaires réciproques et des centres d'homologie, il ne s'aperçoit pas encore que les sécantes communes [.../...] peuvent passer tout entières à l'infini. [.../...] Évidemment M. Chasles avait horreur de l'infini ou n'osait pas encore s'y fier, tout en se perdant dans une série de corollaires censés jusque là inconnus. [.../...]
En présentant ses divers Mémoires à l'Académie de Bruxelles et non à celle de Paris,
M. Chasles  s'évitait l'ennui de discussions scientifiques, répendait promptement à l'étranger, en Angleterre et en Belgique surtout, et cela au détriment de ses concurrents, ses propres travaux, et obtenait d'un seul coup, en 1830, le titre de lauréat et de membre de la jeune Académie de Bruxelles, alors dirigée pr M. Quételet."
Poncelet, Section Supplémentaire du Traité (t. II)

Heureusement, il y a ce bon M. Eiffel et sa tour pour réconcilier Poncelet et Chasles... en les faisant figurer sur la même face. Qui n'est pas -heureusement!- celle où il a fait inscrire Cauchy!
 
Cette Section Supplémentaire est truffée de telles controverses de priorité avec ceux qui, peu ou prou, touchèrent au même sujet à la même époque. Plücker, pas mieux loti, doit aussi se justifier:

"M. le docteur Plücker a donné, t. XVII, p. 37 et 69 des Annales, divers problèmes et théorèmes sur les contacts des sections coniques fort intéressants en eux-mêmes, mais dont, ce me semble, il aurait dû citer plus scrupuleusement les auteurs: par exemple, le théorème cité au bas de la page 71 et la construction qui en dérive pour le cercle osculateur des sections coniques, sont, si je ne me trompe, bien les mêmes que le
théorème du n° 336, p180 du Traité des Propriétés Projectives des Figures, et que la solution donnée au n° 405, p. 224 et 225 de cet ouvrage; le théorème du n° 404, dont elle a été déduite, est même plus généra que celui de M. Plücker [.../...] "
Poncelet, lettre aux Annales de Gergonne, 1826

"C'est d'une lettre de Berlin que j'ai appris, il y a trois ou quatre mois, avoir été l'objet des injustes attaques de M. Poncelet. Je n'ai pu y répondre parce que je n'avais aucune connaissance du fait. M. Poncelet, infatigable à reproduire toujours les mêmes accusations contre moi, se présente de nouveau pour donner les preuves de ce qu'il avance.[.../...]
J'ai reconnu dès le premier moment (en parcourant les Annales) l'importance des travaux de M. Poncelet. Je m'en suis prononcé dans la préface du premier volume, et si, après cela, je n'ai pas consulté son traité, c'est uniquement parce que je ne pouvais me le procurer sur le champ, et parce que le titre de mon ouvrage me permettait de le faire plus tard."
Plücker, lettre au Bulletin des Sciences de Férussac, 1828

Le plus amusant -si l'on prend le parti d'en rire- est que ce même Poncelet cite ce
même Plücker en exemple d'honnêteté intellectuelle quand il s'agit de s'en prendre... à Steiner!
"
[.../...] quant au livre de Jacob Steiner, dis-je, il est aisé d'apercevoir par l'introduction et dès les premières pages du texte que, laissant entièrement de côté le Traité des Propriétés Projectives des Figures, mes Mémoires de 1824, et même de 1831, dès lors imprimés dans le Journal de Crelle, l'auteur n'entendait nullement tenir compte du bienveillant avis du Dr Crelle et des graves repoches de son antagoniste M. Plücker , mieux éclairé, plus équitable alors envers ces mêmes écrits.  Le mutisme, le mauvais vouloir de M. Steiner sont ici, en effet, poussés jusqu'au point de placer le principe de dualité avant celui de la réciprocité polaire [.../...]"
Poncelet, 1865

Fallait-il le rappeler, les grands hommes sont aussi... des hommes! Avec leurs mesquineries, leurs sensibiltés à fleur de peau; et la victime bien réelle n'est jamais loin de tomber dans la névrose obsessionnelle d'un complexe de persécution...

L'Oubli, le Renouveau

Les publications de Von Staudt (1847, 1856, 1860) marquent la fin de la période prolifique de la Géométrie Projective. Selon Coolidge, les cinquante années qui suivirent virent une grande activité, mais plus dans la déduction de nouvelles applications que de nouvelles méthodes, et le sujet n'intéressa plus les chercheurs, même si les coordonnées homogènes n'ont cessé d'être employées en Géométrie Algébrique.
Signe de désaffection certain, les Espaces Projectifs disparurent des programmes de Mathématiques Supérieures et Spéciales en 1974.

Pourtant, la fin du XXème siècle a connu une spectaculaire réactivation des concepts projectifs et des coordonnées homogènes, à la fois en "Mathématiques Pures" et en "Mathématiques Appliquées". (Les " " ne sont là que pour souligner le caractère stupide de cette ultime forme de ségrégation...)

Le premier grand courant est lié à l'étude des courbes elliptiques, dont les espaces projectifs restent l'indispensable toile de fond, et qui sont au cœur de trois résultats récents et... essentiels:

Le second concerne les applications des Mathématiques à  la CAO et à l'Infographie:
  • Courbes Rationnelles: Depuis les années 1980, les courbes de Bézier se sont imposées dans la CAO, puis toutes les applications de l'informatique. Ce sont, on le sait, des courbes polynômiales par morceaux, et les ennuis commencent dès qu'on veut représenter un "bête" cercle: il faudra raccorder de nombreux morceaux! Or un cercle est paramétrable rationnellement; par exemple, dans le cas où le centre est O et le rayon 1:
 
Pour retrouver des polynômes, il suffit... de passer aux coordonnées homogènes de la Géométrie Projective, puisqu'en posant

on parvient au paramétrage, cette fois polynomial

qui ramène dans le monde des représentations de Bézier.
  • Photogrammétrie : cette technique de reconstitution de volumes à partir de deux photographies planes, si elle a été envisagée dès 1849 (historique ici), connait aujourd'hui de spectaculaires développements grâce à l'apport de l'informatique. Qui fait une photo... fait de la Géométrie Projective sans le savoir, puisque cela envoie les points de l'espace sur un plan (celui du film, ou, désormais, des capteurs CCD) par une projection centrale (le centre focal de l'objectif). Un vrai retour aux sources et à Poncelet! Alors, vous pensez, si l'on en fait deux... Mais soyons sérieux: les formules "consomment" énormément de coordonnées homogènes et transformations projectives; et les cours spécialisés commencent par une initiation géométrique des étudiants. On enseigne donc désormais la Géométrie Projective à des étudiants en Architecture, en Sciences Géographiques: bien malin qui l'aurait dit il y a vingt ans! (voir cet exemple de cours de Géométrie Projective appliquée à l'Analyse des Images)
Quant à son utilité, nous n'en donnerons qu'un exemple emblématique: l'Institut de Géodésie et Photogrammétrie de l'ETH de Zürich l'a employée avec succès pour fournir toutes les données permettant de reconstruire à l'identique les fameux Bouddhas de Bamiyan (Afghanistan), dynamités en 2001 par les talibans! Des maquettes en 3D ont été réalisées pour attester ce que les calculs pouvaient faire. Il n'y manque plus que la volonté politique et financière; mais la Géométrie Projective aura, quant à elle, fait tout ce qui était en son pouvoir pour que ce crime échoue dans son intention fanatique: faire disparaître ces merveilles de la vue et de la mémoire des hommes.



        ?          
aujourd'hui                                                  demain?

Images de reconstructions virtuelles (y compris la vallée) empruntées
 au site
The Bamiyan Project : visitez-le!

Références

Introduction à la Géométrie Projective

Application à la Géométrie Algébrique et aux Courbes Elliptiques

  • Y. HELLEGOUARCH, Invitation aux Mathématiques de Fermat-Wiles (Dunod)
  • A. KNAPP, Elliptic Curves (Princeton University Press)
  • M. REID, Undergraduate Geometry (Londo Mathematical Society, n°12)
  •  J. SILVERMAN, J.TATE, Rational Points on Elliptic Curves (Springer-Verlag)

Application aux Courbes Rationnelles

  • J.-C. FIOROT, P.JEANNIN, Courbes et Surfaces Rationnelles (Masson)

Application à la Photogrammétrie, à l'Analyse d'Images et à la Vision par Ordinateur

Tout d'abord, signalons un article introductif particulièrement accessible et motivant, que les auteurs ont eu la gentillesse de mettre à la disposition des étudiants sous forme de fichier téléchargeable; qu'ils en soient ici remerciés!
R.MOHR, M.DOUZE, P. STURM: Géométrie Projective, Analyse Numérique et Vision par Ordinateur , Bulletin de l'UPS (Union des Professeurs de Spéciales) n°219, Juillet 2007.

Pour continuer, queques autres références à télécharger:

Dédicace in Mémoriam

Le Mathouriste dédie cette page à la mémoire de son vénéré professeur de Spéciales, grand amateur de Géométrie (en général) et de Projective (en particulier).
Comment pourrait-il oublier cette incroyable prophétie, formulée comme une triste confidence en 1972, alors qu'on ne pouvait deviner les applications récentes qu'il vient d'évoquer : "Les coniques et la projective vont disparaître des programmes... Mais vous verrez, elles reviendront!"

Gilbert Péronny (1923-1996)
en cliquant sur l'image, vous irez à une page complémentaire de souvenirs.