Fourier et la Chaleur de la Terre ...

... Some like it Hot!

Un Problème plus actuel que jamais...

Le Mathouriste n'est parfois qu'un touriste... sans mathématiques -au moins le croit-il (avant qu'elles ne le rattrapent de façon imprévue, comme ici...). Voici deux lieux qu'il a aimé découvrir





le Groenland (baie de Disko; près du camp de base de Paul-Emile Victor)



arriver à l'île de Sein...
... et la voir du haut de son phare: quelques petits mètres au dessus de l'océan...


Mais... quel rapport avec ce que nous présentons ici, autour de Fourier? Il est, hélas, d'une inquiétante actualité; de plus en plus, les climatologues s'alarment de la fonte des glaces au Groenland. Au delà du risque d'altération d'un magnifique paysage glaciaire, cela pourrait occasionner une montée du niveau des océans qu'ils évaluent entre 5m et 7m; de quoi engloutir totalement l'île de Sein, ... un romancier, au cœur de qui la Bretagne est si chère saura, si nos images ne vous l'ont pas assez suggéré, vous convaincre de la vulnérabilté de l'île:



" Une secousse fabuleuse avait ici -en quel siècle?- disloqué les terres et fait disparaître dans l'océan la ville d'Ys. L'île plate surgie du même coup, à cinq milles des falaises du Cap, par delà le Raz aux courants terribles, avait été un récif parmi un chaos de récifs, un récif garni d'un peu d'herbe, quelque chose de ridicule et d'insignifiant [...]. Une demi-lieue de long. Une largeur, aux bons endroits, d'une portée de mousquet. Une hauteur maximale de quelques pieds au dessus de la pleine mer.


Des hommes et des femmes étaient venus... Loin de pouvoir ajouter à leur mouchoir de terre quelques arpents labourables, ils ne pouvaient que chercher à le défendre, pied par pied, contre l'envahissement des vagues -ils s'étaient voués à leur tâche. Ils s'étaient liés au sol par des maisons de pierre, avaient créé à l'est un village aux fenêtres tournées vers le levant ou vers le midi, et dans ses ruelles minuscules, sinueuses comme des congres, se cassaient les vents du ciel. Ils avaient créé un troupeau, dressé une suite de digues."

Henri Queffélec, Un Feu s'allume sur la Mer


Risquer engloutir Sein, et pas qu'elle! Molène, Groix, Belle-Ile, Oléron... à qui viendrait le tour? L'équilibre thermique de la Terre est donc fragile, très fragile; dans les travaux présentés ici, Fourier est le premier à évoquer l'effet de serre atmosphérique, l'influence de l'activité humaine... et l'âge de la planète bleue. Tout cela à partir de l'équation de la chaleur!

... et un pionnier de la question: Fourier!

Fourier a écrit deux articles sur la Température du Globe, le premier en 1820, alors que son mémoire sur la chaleur, primé par l'Académie  en 1811, n'a toujours pas été publié -inexplicable entorse à l'usage de cette institution- et le second en 1827, après la publication de la Théorie Analytique de la Chaleur (1822). Vu de haut, leur objet est similaire, et l'on pourrait sourire un peu trop facilement:

«Tiens! Dans ce domaine là-aussi, c'était un précurseur, et les chercheurs du XXIème siècle n'ont rien inventé: republier un corps sensiblement analogue sous des habits neufs n'est pas une mode si récente...»

Mieux vaudra s'interroger sur les raisons sociales de cette course au volume: aujourd'hui, une fâcheuse tendance à juger plus à la quantité qu'à la qualité (ô mannes de Gauss, Pauca sed Matura n'est plus guère de mise), qui  contraint à publier à un ryhtme effréné, et pour Fourier la recherche obstinée d'une large reconnaissance qui, en 1820, lui échappe toujours: toute occasion de faire entendre et lire sa théorie doit être saisie. En 1827, il s'agit plus d'une note de synthèse pour ses pairs physiciens, autant que le regard apaisé du savant qui embrasse l'ensemble de son œuvre à l'automne de sa vie. Les dates fournissent donc un contexte complètement différent à ces deux articles.



La partie publiée du Mémoire de 1820
Le Mémoire de 1827
à lire en entier en suivant les liens (source: Gallica BnF, Œuvres de Fourier, tome2 )

Deux autres différences méritent d'être soulignées:

Application ou ... Motivation?

Fourier a l'art de distiller les indications de manière anodine... voire de nous brouiller la piste! N'annonce-t-il pas, dans le Discours Préliminaire de la Théorie Analytique, que celle-ci est littéralementconforme au ùmanuscrit de 1811, et en même temps, que ce mémoire renferme "un premier exposé des applications que ne contient pas [cet] ouvrage"? De fait, la Théorie Analytique a été amputée des trois derniers chapitres du manuscrit, probablement pour des raisons de taille, peut-être aussi pour ne pas trangresser le propos unique: dérouler une théorie mathématique de la diffusion calorique. Sont notamment passés à la trappe le chapitre XII, sur la question des températures terrestres, et le chapitre XIV, relatif aux relevés numériques des expériences.


 
Extrait du Discours Préliminaire faisant allusion an mémoire de 1811 et aux mémoires applicatifs à paraître
extrait du Mémoire de 1811 (Archives de l'Académie des Sciences)

De fait, il tiendra ses promesses: le mémoire de 1820 est présenté comme une suite à la théorie mathématique élaborée en 1807-1811, une application à la physique du globe, et il ira beaucoup plus loin mathématiquement, par l'emploi non seulement des séries trigonométriques, mais aussi de la transformée intégrale du chapitre XI du manuscrit; Quant à celui de 1827, il aborde pour la première fois la question de la température "des espaces planétaires", absente du manuscrit de 1811 comme du texte de 1820. Mais une phrase, en plein milieu (!) y inverse le point de vue: ce n'est plus une simple application,  mais la motivation de son travail mathématique!

"La question des températures terrestres m'a toujours paru un des plus grands objets des études cosmologiques, et je l'avais principalement en vue en établissant la théorie mathématique de la chaleur"
Fourier, Mémoire de 1827

Comme on le constate, elle reprend, sous une forme à peine différente, l'idée exrimée en introduction du chapitre XII du manuscrit.  Mais ce qui a mené Fourier à s'intéresser à la question reste toujours largement mystérieux; sur ce point comme sur d'autres, il s'est fort peu livré. Quelle est en particulier la part de son expérience égyptienne? Par delà la différence de climat, cette aventure lui a fait prendre sconscience du problème de l'âge de la Terre, en le confrontant à celui de la datation des monuments anciens. Ambition de trancher par les mathématiques une friction possible, pour ne pas dire certaine, avec les datations bibliques?
L'autre "déclencheur" pourrait être la publication d'un mémoire de Biot en 1804, comportant une large part d'expérimentation, mais totalement dénué de modélisation mathématique. Voilà en tout cas de quoi faire le point sur les prédécesseurs de Fourier, avant de présenter une lecture commentée de ses deux écrits.

Les Prédécesseurs

Émilie du Châtelet

Née Émilie Le Tonnelier de Breteuil (1706-1749), marquise du Châtelet par alliance, cette remarquable femme de science (formée à la Physique par Maupertuis et à la Géométrie par Clairaut) rédigea le premier mémoire un peu substantiel sur le sujet de la nature du feu, mis au concours par l'Académie des Sciences en 1738.



Portrait de la Marquise (anonyme)
Remarquer le compas et la sphère armillaire.
 Son Mémoire ayant concouru pour
le Grand Prix de l'Académie des Sciences , en 1738

Elle ne gagna cependant pas, mais est-ce une défaite que s'incliner devant Euler? C'est lui dont le mémoire fut primé, sans qu'il paraisse bien meilleur sur ce coup-là. Car leurs mémoires ont les mêmes qualités et les mêmes défauts: ils témoignent d'un réel esprit scientifique, font état d'observations et d'expériences pertinentes, mais ils se trompent tous deux sur la nature de la chaleur, et surtout, ni l'un ni l'autre ne recèlent de modélisation mathématique de sa propagation. On peut déjà dire ici que le génie de Fourier sera d'esquiver la savonnette de la nature et de mathématiser la propagation.
L'Académie reconnaît d'ailleurs explicitement  les qualité du mémoire de Madame du Châtelet en le faisant imprimer

"[...]sur le témoignage des Commissaires du Prix,  quoiqu'ils n' eussent pû approuver l'idée que l'on donne de la nature du feu [...], elle leur avait paru être des meilleures de celles qui avaient été envoyées, en ce qu'elle suppose une grande lecture, & une grande connaissance des bons ouvrages de physique, & qu'elle est remplie de beaucoup de faits, très bien exposés, et de beaucoup de vües ."

Ainsi, l'auteure remarque que l'échange thermique est d'autant plus intense que la surface séparant les deux milieux est plus grande:

"Deux globes de Fer également échauffés, conservent leur chaleur en raison directe de leur diamètre; car plus leur diamètre est grand, moins ils ont de surface par rapport à leur masse, & moins le Feu trouve d'issüe pour s'échapper de leurs pores; & de plus, l'air extérieur qui les environne les touchant en moins de points, prend moins de leur chaleur."

et elle ajoute une excellente remarque, qui revient mathématiquement à ce que la sphère résout le problème isopérimétrique: elle offre le plus grand volume intérieur à surface donnée, ou, ce qui revient au même, la plus petite surface de bord à volume donné:

"Par la même raison, la figure sphérique est la plus propre à conserver lon-tems la chaleur, car c'est de toutes les figures celle qui a le moins de surface, par rapport à sa masse. [...] Cette raison pourroit faire croire que le Soleil e& les Étoiles fixes, sont des corps sphériques (en faisant abstraction de leur force centrifuge) ."

Le modèle de la sphère chauffée qui se refroidit sera central dans la suite. Elle pose également les deux problèmes que Fourier reprendra et résoudra quantitativement
  1. La perte rapide d'influence des variations saisonnières de la température de la croûte sur la température en profondeur;
  2. L'augemtation de la température avec la profondeur, et l'hypothèse d'un "feu central" pour l'expliquer... qui engendrera boientôt le modèle de datation du globe par refroidissement.

"L'action [du Soleil] ne pénétre pas beaucoup au de-là de la premiere surface de la terre; on sçait que les Caves de l'Observatoire qui n'ont environ que 84. pieds de profondeur,sont d'une température égaie dans le plus grand froid & dans le plus grand chaud. Donc le Soleil n'a aucune influence à cette profondeur. [...]
Mais le froid, loin d'augmenter avec la profondeur diminuë au contraire avec elle lorsqu'elle passe de certaines bornes; c'esl ce que M. Mariotte a éprouvé en mettant le même Thermometre consécutivement dans deux Caves, l'une de 30 pieds de profondeur,& l'autre de 84; le Thermometre ne passa pas 51 degrés ½ dans la première, mais il monta à y
53 degrés ½ degrés dans la féconde Donc puisque la chaleur étoit plus grande à 84 pieds qu'à 30 il faut qu'an Feu renfermé dans les entrailles de la terre [en]  soit la cause."

Beau prélude... le travail est tout tracé pour les candidats suivants!

Buffon





C'est... dans son jardin que nous découvrons un digne successeur de la marquise: le Comte de Buffon. La plaque sur sa maison, à l'entrée, nous rappelle qu'il a veillé sur lui pendant près de 50 ans, au cœur de Paris.

Le naturaliste étudiee aussi bien à la zoologie qu'à la géologie; il est donc logique qu'il s'intéresse à la formation de la Terre; en 1749, l'année même du décès de Mme du Châtelet. Il reprend à son compte le modèle d'une terre chaude qui se refroidit au cours des âges, et pour mieux serrer son sujet, entreprend une série d'expériences sur le refroidissement de 10 sphères en fer. Il les fait soigneusement réaliser, par une forge unique afin d'assurer une qualité constante du métal! Le protocole expérimental est également soigné: il fait trois fois  la série de mesures pour se prémunir contre tout résultat accidentellement faussé.

Il veut d'abord montrer que le temps de refroidissement n'est pas proportionnel au diamètre N (exprimé en demi-pouces), et pour cela enregistre deux temps, le premier où la sphère peut être touchée, le second où elle est parvenue à température ambiante. Le premier est comparé à une variation proportionnelle prenant pour base le même premier temps pour la plus petite sphère.

Dans la citation, nous avons remplacé le texte par un tableau pour une meilleure lisibilité.

Statue et maison de Buffon au Jardin des Pantes (Paris)



 
le Supplément à l'Histoire Naturelle...  contenant ses relevés d'expréience (source: Gallica BnF)


"Maintenant, si l'on vouloit chercher avec Newton, combien il faudrait de temps à un globe gros comme la terre pour se refroidir, on trouveroit, daprès les expériences précédentes, qu'au lieu de 50000 ans  qu'il assigne pour le temps du refroidissement de la Terre jusqu'à la température actuelle, il faudroit déjà 42964 ans & 221 jours pour la refroidir, seulement jusqu'au point où elle cesse de brûler, & 96670 ans & 132 jours pour la refroidir à la température actuelle.
Car la suite des diamètres des globes étant [...]"

N
1
2
3
3
5
6
7
8
9
10
tprop 12
24
36
48
60
72
84
96
108
120
t1
12
35,5
58
80
102
127
156
182
205
232
t2 39
93
145
196
270
308
356
415
466
522




N.B. : le pouce français peut alors être évalué à  27mm, mais on ne se trompera guère  en  considérant  que 4 pouces = 10cm  pour faire les calculs de tête...
On pourra sourire de la précision -au jour près!- quand la détermination de la température de premier refroidissement, selon sa désignation dns le texte... est fort subjective. Mais avoir recours "au ministère de quatre ou cinq jolies femmes à la peau douce [...qui] tenoiant [les globes] dans leurs mains délicates, en lui rendant compte des degrés de refroidissement" (dixit le chevalier Aude, auteur d'une Vie Privée du Comte Buffon) plutôt que des... thermomètres ferait du plus réfractaire aux TP de Physique un chaud partisan des expériences répétées. Quoiqu'il en soit, Buffon n'eut pas trop de peine à trouver empiriquement de quoi aligner approximativement ces points sur deux droites, respectivement
t1 = 24 N - 12    ;   t2 = 54 N - 15

(la technique aujourd'hui standard de recherche d'une droite optimale, dite des moindres carrés, n'était pas encore inventée! Ceux des lecteurs qui la connaissent, ou la trouvent dans leur tableur, pourront s'amuser à la comparaison...)
 

On sera à bon droit estomaqué de la suite: c'est avec ces formules déduites de sphères de rayons compris entre 1cm et 10cm que Buffon donne sa fourchette pour l'age de la Terre, en extrapolant à un rayon de 6400km!
Bien conscient que le matériau peut influer, il essaie très scrupuleusement d'autres matériaux; consigne ses résultats... et se garde bien de leur donner trop de publicité: les 6000 ans de la Bible sont pulvérisés , et il n'a pas envie de finir sur la roue, sort qui fut réservé au chevalier de la Barre pour outrage à la religion, moins de dix ans (1766) avant sa publication (1774)


Statue du Chevalier de la Barre dans le square Nadar, à Montmartre (Paris).
Plutôt à l'écart des chemins empruntés par de milliers de touristes... simple coïncidence? Non, elle y avait été déplacée en 1926, fut fondue en 1941 (comme celle de Fourier). L'actuel monument ne date que de 2001.

Bref, on peut faire beaucoup de choses avec de petites sphères... et ce n'est pas le célèbre sculpteur Pol Bury (1922-2005) qui nous contredira! Dommage qu'il n'ait pas connu Buffon: il aurait pu offrir une belle deuxième vie à sa collection de boules!



"13 boules sur un parallélépipède" (1965),et derrière
"52 boules blanches blanches sur un fonfd noir" (2003)
 "19 boules dans un volume ouvert" (1965)
vues à l'exposition rétospective au Musée de la Poste, Paris 2015

Lambert et Biot

<à compléter>

Le Refroidissement Séculaire et l'Âge de la Terre: Fourier, 1820 (et 1827)

Les deux mémoires commencent par présenter  les trois influences connues sur la température de la Terre:
  1. l'action radiative du Soleil;
  2. l'existence d'une chaleur interne initiale qui se dissipe au fil du temps;
  3. l'échange avec l'espace interstellaire.
Il peut se montrer cartésien dans la division des tâches  et séparer l'étude de chacun des phénomènes grâce ... aux mathématiques!
 
" [...] nous avons d'abord à exprimer une remarque qui s'étend à toutes ces parties, parce qu'elle est fondée sur la nature des équations différentielles du mouvement de la chaleur. Elle consiste en ce que les effets qui proviennent de chacune des trois causes que l'on a indiquées peuvent être calculés séparément, comme si chacune de ces causes existait seule. Il suffit ensuite de réunir les effets partiels; ils se superposent librement comme les dernières oscillations des corps."
Fourier, Mémoire de 1827

En effet, c'est la linéarité de l'équation qui autorise cette superposition: la somme de deux solutions est une solution, et Fourier nous rappelle que c'est ce même principe qui lui a permis de construire une solution série en sommant les solutions fondamentales très simples (les modes propres).
Admirons sa rigueur scientifique: voilà tout ce que je connais de la physique, et ma théorie est mathématiquement sûre... mais s'il y avait autre chose? Quelle belle prémonition dans ce premier message pour le futur:

"Si d'autres causes jusqu'ici ignorées peuvent expliquer les mêmes faits, et s'il existe d'autres sources ou générales ou accidentelles de la chaleur terrestre, on les découvrira par la comparaison des résultats de cette théorie avec ceux des observations."
Fourier, Mémoire de 1820

C'est très exactement ce qui va se passer... avec la découverte de la radio-activité, comme on le verra plus loin. Source de chaleur ignorée de Fourier, découverte presque un siècle plus tard, qui va résoudre le problème triangulaire Fourier-Kelvin-Darwin... mais n'anticipons pas!
Nous allons poursuivre avec , essentiellement dans ce paragraphe, le Mémoire de 1820. Notre choix est dicté par deux raisons:
  1. Nous profitons de l'occasion pour disséquer un peu les mathématiques qu' emploie Fourier -et pas seulement, on le verra,  celles de la Théorie Analytique de la Chaleur ;
  2. Le Mémoire de 1827 fait l'objet d'une présentation sur le site BibNum écrite par James Lequeux, et nous nous en voudrions de recourir au pillage ou au remake... dans une moins bonne version! (C'est hélas le sort le plus fréquent des remakes). Nous vous la conseillons de toute manière, que ce soit en lieu et place, ou en complément.
Ce passage sera donc un peu plus technique, mais il en vaut la peine! N'hésitez pas, si les formules dépassent un peu trop votre niveau de formation scientifique, "à prendre l'avion pendant que nous continuons à pied" pour nous retrouver à la très simple formule (6) dont sera tirée la  première évaluation révolutionnaire de l'âge de la Terre... et si vous faites ainsi, vous n'aurez sauté qu'une page du mémoire (la page 275) ... mais une page qu'illumine la transformée de Fourier.

"Le troisième mouvement de la chaleur est variable, et il produit le refroidissement séculaire du globe. Cette chaleur qui se dissipe ainsi dans les espaces planétaires était propre à la Terre, et primitive; elle est due aux causes qui subsistaient à l'origine de cette planète; elle abandonne lentement les masses intérieures, qui conservent pendant un temps immense une température très élevée. Cette hypothèse d'une chaleur intérieure et centrale s'est renouvelée dans tous les âges de la Philosophie, car elle se présente d'elle-même à l'esprit comme la cause naturelle de plusieurs phénomènes. La question consistait à soumettre l'examen de cette opinion à une analyse exacte, fondée sur la connaissance des lois mathématiques de la propagation de la chaleur. C'est ce mouvement variable de la chaleur primitive du globe qui est l'objet principal du Mémoire dont nous donnons l'extrait [...]"

Fourier, Mémoire de 1820

Voilà ce que déclare Fourier au début de son article, précisant après avoir donné une table en 11 chapitres, qu'il en développe un seul dans cette livraison du Bulletin de la Société Philomatique; sans doute lui a imposé une taille maximale. C'est dire que celu-cii lui tient à cœur... mais c'est probablement le plus relevé mathématiquement! Or justement, c'est exactement ce qu'il veut montrer, le triomphe d'une analyse exacte, fondée sur la connaissance des lois mathématiques! .

Premier modèle

Et de jeter tout de go la monumentale, et sans doute impressionnante pour un néophyte, formule qui résoud la question de la température à une profondeur u, au temps t, sur une demi-droite infinie, qui "remplace" le rayon très grand d'une sphère dont il ne va plus (momentanément seulement) s'encombrer. La température ν (u,t) vérifie l'équation de la chaleur unidimensionnellle et une condition de déperdition au bord u=0 ; la donnée initiale est la répartition F(u), a priori arbitraire (dans la continuité de style de la Théorie Analytique de la Chaleur)



D'une part, renvoyer au Mémoire de 1807 est quelque peu étonnant: à l'évidence, la formule est une application de la transformation intégrale de Fourier, qui n'apparaît qu'en 1811, et au chapitre IX de la Théorie Analytique. D'autre part, Darboux, qui édite les Œuvres sans apporter beaucoup d'éclaircissements, se croît tout de même obligé de la justifier, ou plus exactement , de la vérifier.
On peut faire la même chose, en plus simple encore, si l'on observe que Fourier se limite ensuite au cas physiquement le plus utile: F(u) = b ; c'est à dire que la température initiale de la Terre est la même à toute profondeur, quand elle n'est qu'une boule homogène de lave en fusion que vient de "pondre" le soleil brûlant qui lui a communiqué sa température interne. C'est à la fois simple et de bon sens; on peut du coup remplacer l'intégrale la plus à droite par..b, sans précaution particulière de calcul


En effet, l'expression est de la forme (il est toujours très important de dégager des esxpressions compliquées ce que nous voulons voir en oubliant -temporairement!- tout ce qui pourrait nous gêner autour...)

  avec  

cela rend évident que fp vérifie l'équation de la chaleur  (faire deux calculs séparés pour cos et sin et user de la linéarité) qui s'écrit avec ces noms de variables
 

 Il s'en suit que l'intégrale la vérifie aussi, comme somme de termes élémentaires la vérifiant, nous dirait Fourier avec un naturel eulérien; mais c'est bien sûr une dérivation sous le signe somme, facile à justifier pour t>0. ( Darboux ne se donne pas plus de mal, c'est encore trop tôt!) . Quant à retrouver la valeur b pour t=0,  c'est la simple utilisation du calcul des transformées de Fourier en sin ou cos que le maître a obtenues dans le mémoire principal de 1811 (à retrouver aux pages 434-435 de la Théorie Analytique; nous les avons montrées dans la page relatant la naissance de la transformation intégrale).


Le moment le plus virtuose arrive ensuite! En deux "passages" d'une ligne à l'autre, ci-dessous (4)---> (5) et (5)---> (6), on va découvrir un mathématicien qui maîtrise son sujet... tout en chaussant ses bottes de sept lieues!. On peut se demander quelle proportion d'étudiants de niveau L2/Mathématiques Spéciales, ayant les bases ad hoc pour le faire, y arriveront  en autonomie complète, sans indication...  De quoi faire taire tous ceux qui feraient une moue sceptique sur ses talents en la matière.



Voici le détail de ces deux manipulations, que les âmes sujettes au vertige intégral peuvent sauter sans inconvénient pour admettre la formule très simple (6).dont nous reparlerons.

Explications complémentaires

(4)---> (5)
On cherche à mettre le dénominateur sous la forme : 1+q² (la forme, toujours la forme... pour y voir clair!). On factorise donc h²/K² au dénominateur, que l'on ventile "moitié/moitié" du côté de la constante d'une part, pour la simplifier, et du dp d'autre part, pour faire apparaître le dq au moindre effort:


et bienvenue au R de Fourier, qui s'introduit naturellement en préparant le q² sous l'exponentielle!

puis, cherchant à faire apparaître sous l'exponentielle le même 1+q² qu'au dénominateur (c'est quand même plus joli!)


Il n'y a plus alors qu'à transformer la fonction Φ(R); sa forme invite très naturellement à une dérivation sous le signe intégrale qui ne peut que la simplifier en vue du calcul (R n'étant pas nul, toutes les hypohèses requises pour une telle popération se vérifient très aisément)


en utilisant la très classique valeur de l'intégrale de Laplace-Gauss: les nombreux échanges qu'avait eus Fourier avec Laplace ne pouvaient le laisser dans l'ignorance de cette valeur. On peut alors revenir à Φ(R), mais avec une expression différente (intégrale fonction de sa borne); en s'y prenant de façon à ce que la fonction soit nulle à l'infini, ce qu'on peut facilement voir par convergence dominée sur la première forme.

et par report, l'expression donnée par Fourier... qui a donc sauté une demi-douzaine de lignes bien senties!


 (5)---> (6)
Cette expression était exacte. Maintenant, Fourier va passer à une expression approchée par développement asymptotique de l'intégrale.
On effectue pour cela une intégration par parties, en forçant l'apparition de la dérivée de exp(-r²) et en compensant multiplicativement:



Il ne restera dès lors quà montrer que le deuxième terme est négligeable devant le premier. Ou, petit trick qui revient au même, le passer au premier membre et montrer qu'il est négligeable devant l'intégrale étudiée; mais c'est alors évident en majorant 1/r² par 1/R².
Fourier est donc fondé à conserver seulement le terme  exp(-R²) /2 R ... et voilà pourquoi le "2" a disparu de la formule!




Revenons à Fourier, qui conclut:

"Ainsi la température de la surface varie en raison inverse de la racine carrée des temps écoulés depuis le commencement du refroidissement. La valeur du temps t étant devenue beaucoup plus grande que mille années, c'est cette équation (6) qui exprime, en fonction de t et des constantes K, C, D, h, la température variable v de la surface du globe terrestre, pendant un nombre immense de siècles. "
Fourier, Mémoire de 1820

Deuxième modèle

Pourtant, il ne s'en tient pas là: après tout, la terre est une sphère de grand rayon, mais pas un plan à la verticale duquel on s'enfonce à l'infini. Dès lors, pourquoi ne pas se servir de l'étude de la sphère réalisée dans les mémoires de 1807 et 1811, et corroborer par cette deuxième méthode le résultat qu'il vient d'obtenir? (le mot intégrale doit ici être compris au sens de solution, courant à l'époque)

"Si l'on compare le mouvement de la chaleur dans un solide d'une profondeur infinie à celui qui a lieu dans une sphère solide, d'un rayon très grand, comme celui de la Terre, on reconnaît que les deux effets doivent être les mêmes pendant un temps immense, et pour toutes les parties qui ne sont pas extrêmement éloignées de la surface. Il suit de là que les intégrales précédentes doivent aussi être données par les formules qui expriment le mouvement variable de la chaleur dans une sphère d'un rayon quelconque. "
Fourier, Mémoire de 1820




Il rappelle donc les équations pour la sphère et les résultats obtenus dans ce qui deviendra le chapitre V de la Théorie Analytique. (voir notre page dédiée). On y somme en série des fonctions de la forme
B(pi). exp [-pi²t K/(CD) ] . sin (pix )
Puis il indique, assez allusivement (et rapidement) que, lorsque le rayon de la sphère tend vers l'infini, cette somme se transforme en intégrale; on l'a vu faire un travail similaire pour justifier sa transformation intégrale.

"Si l'on procède à ce calcul avec beaucoup d'attention, en supposant d'abord la valeur infinie dans l'équation (10), afin de déterminer toutes les valeurs de p, on reconnaît que chaque terme de la valeur de v dans l'équation (9) devient une quantité différentielle, en sorte que v est exprimé par une intégrale définie; et l'on trouve exactement pour cette intégrale le résultat donné par l'équation (3), à laquelle on était parvenu en suivant une analyse entièrement différente. "
Fourier, Mémoire de 1820

recomposition des pp. 278&279
du Mémoire (Œuvres, t;2)
p. 280
du Mémoire (Œuvres, t;2)


Et les Applications Numériques?

Celui qui a accompagné son étude mathématique générale de  tant d'expériences, ici, se dérobe... et laissera un autre cueillir le fruit mûr de son travail! L'argument est certes légitime: il ne dispose pas de bonnes valeurs expérimentales des constantes dont il a besoin. La conclusion sera plus prudente, mais ce sera l'occasion de souligner que les déterminations ultérieures ne remettront pas en cause un modèle mathématique à qui il promet une validité éternelle!

"On ne connaît point la densité des couches intérieures du globe, ni les valeurs des coefficients K, h. Ces deux derniers coefficients n'ont été déterminés jusqu'ici que pour une seule substance, le fer forgé dont la surface serait polie. Les expériences que nous avons faites pour mesurer ces coefficients ne se rapportaient point à la question actuelle; elles avaient pour objet de comparer quelques résultats théoriques avec ceux des observations, et surtout de déterminer, du moins pour une substance, les éléments qu'exigent les applications numériques. Nous ne pouvons donc aujourd'hui appliquer les formules précédentes qu'à une sphère solide de fer, d'un rayon comparable à celui de la Terre; mais cette application donne une idée exacte et complète des phénomènes. Il est facile ensuite de modifier les solutions générales, en supposant que les coefficients D, C, h, K varient avec l'espèce de la matière, avec la profondeur, la pression et la température.[...]

Toutefois il est nécessaire de remarquer que ces conséquences ne sont entièrement exactes que si on les rapporte à une sphère de fer solide et homogène, d'un diamètre égal à celui de la Terre. Notre objet est moins de discuter les applications spéciales de la théorie à la masse du globe terrestre, dont la constitution intérieure nous est inconnue, que d'établir les principes mathématiques de cet ordre de phénomènes. "
Fourier, Mémoire de 1820



Et pourtant, Fourier va faire, dans les formules littérales du moins, un pas de plus vers la détermination de l'âge de la Terre. Curieusement, cette formule se trouve au beau milieu (p. 284, n°VII) des Conclusions Générales de son article (pp.282-288) , exposé "littéraire" qui synthétise ses propos, et inspirera largement le Mémoire de 1827.

Mais il nous faut d'abord opérer un petit retour en arrière à la page 274! ... et restaurer la digression fort intéressante que nous avons coupée, car il n'en faisait rien à ce moment-là, tandis qu'elle interrompait le fil de son raisonnement sur la sphère. La voici, ci-contre: elle exploite la condition au bord de la sphère pour calculer le gradient de température à la surface (taux de variation locale en fonction de la profondeur), facile à déterminer par l'expérience.
Par définition, ce gradient est la dérivée partielle de v en x; et son rapport à v , au temps 0, donnera accès au rapport h/K. Un simple report dans la formule (6) qui concluait le premier modèle (rappelez-vous, celle qui a demandé pas mal de maths pour y arriver!) lui donne l'estimation désirée:


recomposition des pp. 278&279
du Mémoire (Œuvres, t;2)



Incroyablement, alors qu'il donne des valeurs raisonnables au seul paramètre restant, le rapport CD/K, il ne va pas plus loin... et toute la gloire sera pour Kelvin.

Et l'âge de la Terre?

Dans le cadre du modèle sphérique, où la solution est décrite par une série de termes exp (-k pi²t).sin (pix), il rappelle d'abord que la comparaison relative des exponentielles permet très vite de considérer comme une suffisante l'approximation qui consiste à ne conserver que la première d'entre elles, avant d'affirmer tout de go qu'eu égard à la taille de la terre, ce temps doit défier toute valeur jusque là avancée:

"Une des conséquences de cette solution consiste en ce que le mouvement de la chaleur dans l'intérieur du solide devient de plus en plus simple, à mesure que le temps augmente. Lorsque le refroidissement a duré pendant un certain temps que l'on peut déterminer, l'état variable du solide est exprimé sans erreur sensible par le premier terme de la valeur de p [...] Nous avons reconnu, en èffet, dans nos expériences, que cette disposition finale et régulière des températures s'établit, dans les corps de dimensions médiocres, après un temps assez court. Mais, pour une sphère solide d'un rayon comparable à celui de la Terre, les rapports des températures ne deviendraient fixes qu'après un temps immense, [...] durée qui doit surpasser plusieurs millions de siècles.

Fourier, Mémoire de 1820

Il se montre bien plus mesuré dans les conclusions générales, se contentant de justifier l'état quasi stationnaire de la température (en raison des grandes valeurs de t, le premier et seul terme oscillant conservé est "écrasé" par son facteur exponentiel). Le jalon antique choisi est l'École d'Alexandrie, ce "point-zéro" -tel qu'il est vu à l'époque-de notre culture mathématique européenne... et la durée de refroidissement n'est plus que minorée par 80 siècles; il y a de la place entre cette estimation et les millions évoqués dans l'excès d'enthousiasme qui précède!

"Quant au nombre de siècles écoulés depuis l'origine du refroidissement il est évident qu'on ne peut l'assigner; mais on est du moins certain qu'il surpasse la durée des temps historiques, telle qu'on peut la connaître aujourd'hui par les annales authentiques les plus anciennes: ce nombre n'est donc pas moindre que soixante ou quatre-vingts siècles. On en conclut, avec certitude, que l'abaissement de la température pendant un siècle est plus petit que d'un degré centésimal. Depuis l'École grecque d'Alexandrie jusqu'à nous, la déperdition de la chaleur centrale n'a pas occasionné un abaissement thermométrique d'un 288e de degré. Les températures de la superficie du globe ont diminué autrefois, et elles ont subi des changements très grands et assez rapides; mais cette cause a, pour ainsi dire, cessé d'agir à la surface: la longue durée du phénomène en a rendu le progrès insensible, et le seul fait de cette durée suffit pour prouver la stabilité des températures."

Fourier, Mémoire de 1820

Et manifestement, en 1820 comme en 1827 (période qui a connu les remous de la datation du zodiaque de Dendérah), Fourier préfère une conclusion gravée dans le granit plutôt que sur le sable. Plutôt que des dates, il choisit l'éternité: ce sera donc pour affirmer que sa théorie et ses méthodes sont là, et bien là, pour toujours, dans le paysage mathématique et physique. Ces phrases seront à peu de choses près, reprises dans (pour celles de 1820), ou reprises de (pour celles de 1827) la préface de la Théorie Analytique de la Chaleur. Avec quelque chose de la fierté, sinon de l'orgueil, d'un pharaon bâtisseur de pyramides.

Fourier, Mémoire de 1820
Fourier, Mémoire de 1827
"Nous ajoutons, en terminant cet Extrait, que les valeurs numériques qui y sont rapportées ne peuvent être regardées comme exactes, ou même comme très approchées; car elles sont sujettes à toutes les incertitudes des observations. Mais il n'en est pas de même des principes de la théorie; ils sont exactement démontrés et indépendants de toute hypothèse physique sur la nature de la chaleur. Cette cause générale est assujettie à des lois mathématiques immuables, et les équations différentielles sont les expressions de ces lois." "Dans le présent écrit, je me suis proposé un autre but, celui d'appeler l'attention sur un des plus grands objets de la Philosophie naturelle, et de présenter les vues et les conséquences générales. J'ai espéré que les géomètres ne verraient pas seulement dans ces recherches des questions de calcul, mais qu'ils considéreraient aussi l'importance du sujet. On ne pourrait point aujourd'hui résoudre tous les doutes dans une matière aussi étendue, qui comprend, outre les résultats d'une analyse difficile et nouvelle, des notions physiques très variées. On multipliera par la suite les observations exactes; on étudiera les lois du mouvement de la chaleur dans les liquides et dans l'air. On découvrira peut-être d'autres propriétés de la chaleur rayonnante, ou des causes qui modifient les températures du globe. Mais toutes les lois principales du mouvement de la chaleur sont connues; cette théorie, qui repose sur des fondements invariables, forme une nouvelle branche des Sciences mathématiques: elle se compose aujourd'hui des équations différentielles du mouvement de la chaleur dans les solides et dans les liquides, des intégrales de ces premières équations et des théorèmes relatifs à l'équilibre de la chaleur rayonnante."


Appendice: pas de parachutage!

S'il est une chose que déteste l'âme mathématique du Mathouriste, c'est qu'on vous jette à la figure une formule en vous disant: vérifiez, ça marche! Se posent alors bien des questions: comment a fait le premier qui l'a trouvée? et si les cieux restent muets, que du haut de l'Olympe mathématique, les dieux ne nous envoient aucun signe? Comment puis-je me comporter face à un problème similiare?
Nous résumons ici les idées d'un accès direct, moderne, à une résolution par formule intégrale. Si les méandres de la pensée de Fourier dans la Théorie Analytique de la Chaleur offrent le charme de la croisière, que nous espérons vous avoir fait partager, une reprise synthét ique est mieux à même d'éclairer l'intérêt mathématique de la transformation de Fourier.Vous pouvez évidemment sauter sans le moindre inconvénient cet encadré si vous n'êtes pas étudiant en science ou futur ingénieur; mais ne vous arrêtez pas là, car ce palpitant roman de la Terre a encore beaucoup de belles choses à vous révéler...



 La Transformée de Fourier au service des Équations aux Dérivées Partielles

<à venir>



Les Suiveurs: Kelvin, Darwin et les Autres...

Tout Seigneur (et admirateur), tout Honneur: Kelvin





statue de Kelvin à Kelvingrove Park, Glasgow (près de l'Université, dont sont probablement issus les petits plaisantins qui lui offert ce chapeau)

William Thompson, alias Lord Kelvin (1824-1907; biographie anglaise plus complète) est considéré comme l'auteur de la première datation "moderne" de l'âge de la Terre. C'est exact en un sens, puisqu'il est le premier à avancer, sur une base scientifique, des estimations numériques qui pulvérisent le calcul biblique. Mais quant à la méthode, il ne fait qu'appliquer le travail de Fourier et ne s'en cache pas, car il est un de ses plus grands admirateurs À preuve, elle est là, dans le très réputé traité de physique co-écrit avec Tait, la célèbre phrase qui fait de la Théorie Analytique un poème... on pourrait ajouter: une épopée, et, s'agissant de l'âge de la Terre, une Légende des Siècles!

"[...]La distribution de chaleur à cet âge éloigné est essentiellement initiale - c'est à dire qu'elle n'est le résultat d'aucun état antérieur de la matière par un processus naturel. Elle est donc à juste titre dénommée «distribution initiale arbitraire de la chaleur» dans le grand poème mathématique de Fourier, parce que ce qui est exprimé avec rigueur par la formule mathématique ne pourrait être réalisé que par l'intervention d'une puissance capble de modifier les lois de la matière inerte."

Thomson & Tait, Traité de Philosophie Naturelle, vol.I, part.II, app.D, p.470 (édition de 1883)

Le traitement de Kelvin est en fait légèrement différent quant à la condition au bord (il préfère supposer une croûte à température constante). Sans entrer dans le détail des calculs (le lecteur qui en est curieux peut consulter avec profit le livre de Tom Körner), les deux pages reproduites ci-dessous font clairement voir que l'équation est bien celle de Fourier, que l'intégrale de Laplace -Gauss est présente dans la solution... et qu'il n'y a pas une page où il ne rende un hommage appuyé à Fourier!



"Thomson & Tait, Traité de Philosophie Naturelle, vol.I, part.II, app.D (édition de 1883)

En notant λ = K/CD il obtient
puis
car, t étant très grand devant n'importe quel x, l'exponentielle pourra être prise égale à 1 sans ereur sensible.
Et c'est exactement ce qu'avait Fourier avec (6) et le report de sa condition initiale! Mais Kelvin fait, lui, l'application numérique... et voici ce qu'il trouve

"Si nous supposons que la température de la roche en fusion est 10.000°F [5538°C, NdT] (ce qui nous paraît très surestimé), la solidification a dû commencer il y a 200 millions d'années. Ou, si nous supposons que cette température de la roche en fusion est 7.000°F [3871°C, NdT] (ce qui est une valeur plus communément admise), on peut penser que le processus de solidification a duré 98 millions d'années."

De Darwin à Rutherford

Mais dès les années 1830-1840, des géologues comme Charles Lyell se demandent si ces temps ne sont pas encore trop courts pour la formation des couches géologiques. Dans son travail, Kelvin lui-même souhaite que des connaissances plus précises sur les roches viennent améliorer les constantes requises par son modèle, et ses propres estimations ont été déduites de l'étude de divers échantillons. En même temps, il considère comme possible que les couches se soeient formées beaucoup plus rapidement à température élevée, ce qui léverait l'objection potentielle à son modèle.

Une objection plus sérieuse va venir d'un jeune chercheur qui s'est nourri des traités de Lyell, et en qui il trouvera un des premiers défenseurs de sa théorie de l'évolution des espèces: Charles Darwin (1802-1889). Même la durée la plus longue qu'ait proposée Kelvin est, selon lui, très insuffisante pour que se soient réalisés les lentes mutations décrites dans L'Origine des espèces (1859). Les nombreux détracteurs de la nouvelle théorie ne manquent d'ailleurs pas de lui opposer un Kelvin, alors considéré comme la grande autorité du monde savant, mais qui, au fil des éditions du Traité de Philosophie Naturelle, s'avoue profondément troublé par cette contradiction qu'il ne parvient pas à résoudre.




Charles Darwin a étudié ici, à Christ's College (Cambridge). Cette statue a été créée par le scupteur Anthony Smith, pours célébrer le bicentenaire su savant en 2009.

Il a choisi de représenter un Darwin jeune, à l'âge où il reçut ici son diplôme, à la fois par souci de cohérence avec le lieu et pour se démarquer des nombreux portraits qui le représentent en vieillard barbu.


La découverte de la radioactivité par Becquerel, Marie et Pierre Curie (1897) va précipiter  le coup de grâce à la théorie "fouriériste" de Kelvin.. Le physicien Ernest Rutherford (1871 –1937, prix Nobel 1908) se lance dans la course expérimentale. La métaphore est sienne: ce grand sportif et rugbuyman accompli  écrit dans une lettre à sa mère en 1901:

"Je dois publier mon travail actuel aussi rapidement que possible pour rester dans la course. Les meilleurs sprinters dans cette voie de recherche sont Becquerel et les Curie à Paris qui ont fait beaucoup de travail très important sur le sujet des corps radioactifs au cours de ces dernières années.."

E. RUTHERFORD, cité par
 P; RADVANYI dans son analyse pour BibNum


Il s'est adjoint le chimiste Frederick Soddy ( prix Nobel 1921); leur complémentarité en fait une équipe terriblement efficace, et dès 1903 ils sont en mesure de publier un article essentiel: ils y énoncent la loi de décroissance exponentielle de la radioactivité et définissent la période radioactive d'un élément.

Sans oublier de rendre hommage à leurs prédécesseurs: Sportivement... mais dans un style plus académique, bien sûr.

Au musée Curie à Paris, le Radium, Pierre et Marie attendent votre visite!

"Les expériences de Becquerel et Curie ont montré que les rayonnements issus respectivement de l'uranium et du radium restent constants sur de grands intervalles de temps. Mme Curie a mis en avant l'idée que la radioactivité était une propriété spécifique de l'élément en question, et la réussite de la séparation de l'élément radium de la pechblende fut un résultat direct de cette façon de considérer cette propriété."

E. RUTHERFORD, F. SODDY, Radioactive Change in Philosophical Magazine (1903)
Traduction française de Virginie Emsellem (source BibNum)




Ils ont immédiatement compris qu'une méthode de datation des échantillons de roches s'en déduit, qui va changer l'ordre de grandeur retenu par Kelvin -qui a accueilli l'article dans le Philosophical Magazine qu'il dirige: notre "bonne vieille Terre" va se retrouver d'un seul coup bien plus âgée, l'ordre de grandeur passant des millions  aux milliards d'années (estimation actuelle :4,55 milliards d'années). La contradiction apparante avec l'étude du refroidissement est levée, car la décomposition radioactive s'accompagne d'une formidable libération d'énergie. Il ne reste pour Rutherford qu'à faire passer la chose avec diplomatie... surtout lorsque Kelvin est dans la salle, comme c'est le cas pour une conférence donnée en 1904:



"
J'entrai dans la pièce baignée d'une demi-pénombre, et repérai dans l'instant Lord Kelvin parmi l'assistance. Je me sentis immédiatement mal à l'aise en pensant à la dernière partie de mon exposé, traitant de l'âge de la terre, car nos opinions étaient en conflit à ce sujet. À mon grand soulagement, je le vis s'assoupir, mais quand je parvins au point crucial, je vis le vieil oiseau se dresser, entrouvrir un œil et me lancer un regard sinistre! Une inspiration soudaine me vint, et je dis que Lord Kelvin avait assigné une limite à l'âge de la Terre, sous réserve qu'aucune nouvelle source de chaleur ne soit découverte. Cette prophétie concernait ce que nous considérions maintenant, le radium! Et voyez! Le bon vieillard m'adressa un signe d'acquiescement."

E. RUTHERFORD, cité par 
A.S. EVE, Rutherford  ,1939


A-t-il vu en songe Fourier le lui souffler? Rappelez-vous ce qu'il disait au début de son mémoire, en séparant les diverses causes des échanges thermiques:

"Si d'autres causes jusqu'ici ignorées peuvent expliquer les mêmes faits, et s'il existe d'autres sources ou générales ou accidentelles de la chaleur terrestre, on les découvrira par la comparaison des résultats de cette théorie avec ceux des observations."
Fourier, Mémoire de 1820

Autres thèmes développés dans les deux Mémoires de Fourier (1820, 1827)


Le Soleil, les Variations Saisonnières... et les Bonnes Caves

La question de la seule influence du rayonnement solaire est citée en premier par Fourier, dès 1820. Mais ce n'est pas le point qu'il veut développer dans ce mémoire, conformément au titre choisi. Il se contente donc d'énoncer le résultat, sans l'accompagner de justifications mathématiques, contrairement à l'effet de refroidissement.

"L'action des rayons du Soleil pénètre le globe, et cause des variations diurnes et annuelles dans les températures. Ces changements périodiques cessent d'être sensibles à quelque distance de la surface.  Au delà d'une certaine profondeur, et jusqu'aux plus grandes distances accessibles, la température due à la seule influence du Soleil est devenue fixe; elle est la même pour les différents points d'une même verticale, et elle est égale à la valeur moyenne de la température."
Fourier, Mémoire de 1820

Une belle illustration géographique en est fournie par la source de l'œil bleu, au sud de l'Albanie, près de Saranda. Le mot source, consacré par l'usage local, est en fait inexact: il s'agit d'une résurgence. L'eau a circulé sur 25km à 50m de profondeur ; sur une telle longueur, elle a eu tout le temps de se mettre à la température fixe (locale) de la profondeur -50m; aussi ressort elle (par une cheminée verticale) invariablement à 10°C, été comme hiver, alors que dans ce pays à la fois méditerranéen et montagneux, les contrastes saisonniers sont forts.




La "source" bouillonne
À la verticale de "l'œil"... ou presque (belvédère)
La vigoureuse eau turquoise se calme en s'écoulant dans les bosquets

Cette "valeur moyenne de la température" est naturellement le premier terme, constant, du développement de Fourier de la température à la surface, qui est une fonction périodique, au moins en première approximation. Pour donner une idée peu plus précise, sans expliciter tous les nombres pour mieux saisir la forme, on aurait avec F périodique sue un an et paire

ω = 2π / T, étant la période. Ainsi, si t est exprimé en mois pour l'étude de la vatiation annuelle, ω = 2π / 12 = π / 6.
En ce cas, la solution sera, en fonction du temps t et de la profondeur x,  de la forme (on verrra pourquoi un peu plus loin)



Les αn forment une suite positive, croissante; il est donc clair qu'à partir d'une certaine profondeur x, les exponentielles rendront négligeables tous les termes, et la température à partir de cette profondeur sera a0: c'est très exactement l'annonce de Fourier.

La forme des solutions peut vous étonner, en la comparant à celles que nous avons rencontré en parcourant la Théorie Analytique. Mais c'est tout simplement que l'on se trouve ici face à un problème d'un type différent de ceux que nous avions rencontrés jusqu'ici.  Bien sûr, l'équation de la chaleur s'écrit toujours de la même manière; la différence vient des conditions complémentaires auxquelles est assujettie sa solution.
  • Dans l'étude du refroidissement d'un solide, la donnée intiale est une fonction de x au temps t = 0 ;
  • dans ce qui nous occupe, c'est une donnée au bord: une fonction du temps t à la profondeur x = 0 .
C'est pour cela qu'on va retrouver x dans l'exponentielle, alors que c'était  "t qui occupait la place" dans l'étude du refroisissement.

Ce travail est clairement présent dès le mémoire de 1811 (chapitre XII), comme l'atteste sa page 170 (que nous avons partagé en deux pour une meilleure visbilité, mais en respectant son pli: la liasse complète du mémoire est repliée en deux pour le stockage)


 
Mémoire de 1811, p.170 (haut) :
   l'équetion de la chaleur (en rouge), la condition au bord (en vert),
   la forme de la solution (flèche orange)

Mémoire de 1811, p.170 (bas) :
    la traduction au bord (flèche bleue), qui revient à un développement de φ ,
    le calcul de ses coefficients (flèche violette)

Un Exemple Concret: pour une Bonne Cave... à Auxerre!

Si vous avez visité des grottes, des caves de vignerons, on vous aura immanquablement dit quelque chose comme : "La température n'y varie pratiquement pas au long de l'année, et vaut...". Non sans ajouter, dans le second cas, que c'est idéal pour la conservation des précieux liquides, ce dont on ne se permettra pas de douter. Voyons donc comment cela se traduit avec une localisation qui ne doit rien au hasard: ce serait faire injure à Fourier, au sol qui l'a vu naître et à la vigne qu'on y cultive de faira ailleurs que dans sa ville natale notre simulation numérique. On peut trouver sans peine, sur la page Wikipedia relative à Auxerre, un tableau des moyennes mensuelles des températures, ainsi que la moyenne annuelle : 11,5°C. 

On l'a complété d'une deuxième ligne proposant pour cette température un modèle simple, à un seul terme oscillant. t est compté en mois, avec origine en juillet

F(t) = 11,5 + 8,6 cos ( πt / 6 ) = 11,5 + 8,6 cos ωt

Mois
Jan
Fev
Mars
Avr
Mai
Juin
Juil
Août
Sept
Oct
Nov
Déc
tmoy (relevée)
3,5 4,4
7,7
10,5
14,5 17,6
20,2
19,9
17,2
12,4
7,1 4,1
tmod (modèle)
2,9
4,1 7,2 11,5 15,8 18,9
20,1 18,9 15,8 11,5  7,2 4,1


Ce qu'on visualise sur le graphique ci-contre, où les moyennes relevées sont représentées par les points, et l'approximation sinusoïdale proposée par la courbe verte. Sans être parfait, cela ne s'écarte pas trop de la réalité -à l'exception peut-être de la douceur de Septembre, fort bénéfique aux vendanges. Cela sera bien suffisant pour se faire une juste idée de l'impact de la profondeur sur le "tassement" de l'amplitude des variations, sans recourir à des mathématiques plus compliquées qu'un simple calcul de dérivées.
 
Cela permet aussi de proposer à vue, en accord avec la forme générale annoncée, la solution du problème

u (x,t) =  11,5 + 8,6 e- x/d cos ( ωt - x/d )    

En effet,  u (0,t) = F(t) et le calcul -élémentaire- des dérivées partielles permet de vérifier que c'est une solution de l'équation de la chaleur

dès que 2 / d² = ω / k soit
 


k a été évalué à environ 1,2 x 10-6 m²/s pour les matériaux de la croute terrestre par Kelvin ; dans les  unités correspondantes ω est voisin de 2 x 10-7 rad/s, d'où une distance d =  3,5m. Le tableau et les graphiques qui suivent donnent les variations de température aux profondeurs d (en rouge) et 2d (en bleu), où  l'excellence de la régulation peut être constatée. Aurait-on compliqué F d'un terme supplémentaire, cet ajout ne se ferait plus guère sentir à cette profondeur! On note enfin la possibilité de déterminer une profondeur qui rend la cave la plus fraîche au moment où il fait le plus chaud dehors: il suffit pour cela que le déphasage x/d vaille π; on a représenté cette courbe en brun. À cette profondeur, la température varie de moins de 1°C!

Prof. approx.
Mois
Jan
Fev
Mars
Avr
Mai
Juin
Juil
Août
Sept
Oct
Nov
Déc
0m
u (0,t) (modèle)
2,9
4,1 7,2 11,5 15,8 18,9
20,1 18,9 15,8 11,5  7,2 4,1
3.5m u (d,t) 9,8
8,7
8,3
8,8 10,0
11,6 13,2
14,3
14,6 14,1 12,9 11,3
7m u (2d,t) 12,0
11,4
10,4
10,3 10,6 11,0 11,6 12,2 12,6 12,7 12,4 11,9
10m
u (πd,t) 11,9 11,8 11,7 11,5 11,3 11,2 11,1 11,2 11,3 11,5 11,7 11,8
  


température aux profondeurs 0, d, 2d
température aux profondeurs 0 et πd

Que l'on soit atrrivé à une température quasi constante dans ce dernier cas n'a rien de surpremant: l'amplitude A de l'oscillation en surface (A = 8,6 dans notre exemple) a été divisée par exp(π), soit près de 25. Le résultat ne serait pas différent à Nice... car A y garde une valeur proche de 8; ce qui change, c'est la moyenne annuelle, qui passera à 16°C. Inutile de creuser plus profond, mais votre cave sera moins fraîche!
Enfin, si vous souhaitez calculer la moindre profondeur en fonction de l'amplitude
δ des variations annuelles que vous êtes prêt à tolérer, il vous suffira de résoudre l'équation en x
Ae- x/d = δ

 Complément technique: trouver la formule générale

Pour passer de l'expression de F, exprimée comme série, à celle de la solution u, on ne fait que généraliser le calcul de l'exemple. Il vaudra mieux, comme souvent, travailler avec une représentation complexe, qui simplifie grandement le calcul. Soit donc F donnée par



On cherchera la température à la profondeur x, toujours sous la forme d'un développement trigonométrique en t, mais dont les coefficients sont cette fois des fonctions de x:


Sous réserve de pouvoir intervertir sommes et dérivations -ce qui est laissé au lecteur averti et consciencieux, il suffira que chaque un vérifie l'équation de la chaleur, ce qui revient à
k C"n (x) = inω Cn (x) = ½ ( 1+ inω Cn (x)

On y écrit i comme un carré, afin de préparer la forme classique de l'équation différentielle du second ordre y" = λ²y

C"n (x) = (1+ i αn² Cn (x)
avec

Les solutions s'expriment alors par

Cn (x) = An exp [-(1+ i) αn x] +  Bn exp [(1+ i) αn x]

sauf qu'une exponentielle croissante n'a aucune pertinence dans ce contexte (Fourier nous l'a déja dit dans la Théorie Analytique)

un (x,t) = An exp [-(1+ i) αn x + inωt]
       = An e- αn x ei ( αn x - nωt )

ce qui est bien la forme annoncée.
 

La Température de l'Espace

Curieuse et cruelle ironie du sort, on n'a souvent retenu, de ces remarquables mémoires, que la seule erreur qu'ils contiennent: une très mauvaise évaluation de la température de l'espace interstellaire..

"Notre système solaire est placé dans une région de l'univers dont tous les points ont une température commune et constante, déterminée par les rayons de lumière et de chaleur qu'envoient tous les astres environnants. Cette température froide du ciel planétaire est peu inférieure à celle des régions polaires du globe terrestre."
Fourier, Mémoire de 1827

Ce qui procède d'un souci, au demeurant légitime, d'équilibre thermique entre la terre et son milieu environnement: il pense que sinon, la terre perdrait beaucoup trop de sa chaleur et ne pourrait maintenir à sa surface les températures qu'on y relève. Mais il sous-estime grandement, à ce moment précis, le rôle de couche isolante que constitue l'atmosphère, et sur lequel il va revenir avec la plus grande pertinence quelques pages plus loin.

L'estimation de Fourier revient à adopter pour l'espace une température entre -50°C et-60°C, les plus basses mesurées (en Sibérie). Le premier contradicteur sera le physicien Claude Pouillet (1790-1868), qui l'encadrera entre -115°C et-175°C, proposant, "d'après ses expériences", la valeur -142°C.
Il se réclame de Fourier pour la théorie et lui rend hommage, avant de l'opposer à un Poisson qui a des vues plutôt déroutantes:

"M. Fourier énonce d'une manière précise l'un des principes qui m'ont servi à établir les équations d'équilibre; seulement, il paraît ne l'appliquer qu'à l'action solaire, supposant que cette action périodique est la cause principale du décroissement de température de l'atmosphère.
D'un autre côté, M. Poisson, dans son dernier travail, a déjà fait voir que les couches supérieures de l'atmosphère doivent nécessairement se trouver à une température de beaucoup inférieure à la température de l'espace [...]"

C; Pouillet, Mémoire sur la Chaleur Solaire, etc..(1838)

Buste de Pouillet, à l'ENS Ulm Son mémoire (1838),
consultable siur Gallica BnF

Un homme dont le génie est toujours à l'affut de l'actualité va graver dans le marbre, ou du moins dans un de ses romans, l'erreur de Fouirer: Jules Verne! En 2019, pour les 150 ans de sa prmeière publication... et les 50 ans des premiers pas de Neil Armstrong et Buzz Aldrin sur la lune, ont été réédités à la fois un fac-simile de l'édition Hetzel et même le manuscrit original


"– Alors, reprit Michel Ardan, ne serait-ce pas l’occasion de faire cette expérience que nous n’avons pu tenter, quand nous étions noyés dans les rayons solaires?

– C’est le moment ou jamais, répondit Barbicane, car nous sommes utilement placés pour vérifier la température de l’espace, et voir si les calculs de Fourier ou de Pouillet sont exacts. [...]


   - Mille diables! s’écria Michel Ardan, il fait un froid à geler des ours blancs! 




Barbicane attendit qu’une demi-heure se fût écoulée, temps plus que suffisant pour permettre à l’instrument de descendre au niveau de la température de l’espace. Puis, après ce temps, le thermomètre fut rapidement retiré. Barbicane calcula la quantité d’esprit-de-vin déversée dans la petite ampoule soudée à la partie inférieure de l’instrument, et dit:
     «Cent quarante degrés centigrades au-dessous de zéro!»


  M. Pouillet avait raison contre Fourier. Telle était la redoutable température de l’espace sidéral!"


J. Verne, Autour de la Lune (1869),

suite du roman De la Terre à la Lune (1865)


En fait, ils se trompent tous les deux: nous savons aujourd'hui que cette température est encore bien plus basse, proche de -270°C, soit 3°C au dessus du zéro absolu: c'est celle du rayonnement fossile de l'Univers, signature du Big Bang. Une valeur à peu près inimaginable à l'époque des deux savants... Il faudra attendre le début du XXème siècle pour approcher vraiment le zéro absolu au laboratoire ( le Mathouriste ne résite pas au plaisir de vous faire voir le lieu et le héros de l'aventure) et le 20 mai1964 pour la découverte indiscutable du rayonnement fossile, conjecturé depuis 1948, par les physiciens américains Arno Penzias et Robert Woodrow Wilson. La difficulté du sujet offre donc quelques excuses aux malheureuses estimations de Fourier et Pouillet!



Dans ce bâtiment; à Leiden (Pays -Bas), Heike Kamerlingh Onnes a atteint pour la première fois la température de 1°K et réussi à liquéfiaer l'hélium. Ses  travaux lui ont valu le Prix Nobel de Physique en 1913.


Les Réflexions sur l'Effet de Serre

C'est encore Pouillet qui, dans le même Mémoire, rend justice au rôle pionnier de Fourier en ce domaine.

"M. Fourier est, je crois, le premier qui ait eu l'idée de regarder l'inégale absoption de l'atmosphère comme devant exercer une influence sur les  températures du sol. Il y avait été conduit par les belles expériences faites par M. de Saussure, en 1774, sur quelques cimes élevées des Alpes et dans les plaines voisines, pour comparer les intensités de la chaleur solaire . [...]"

C. Pouillet, Mémoire sur la Chaleur Solaire, etc..(1838)



Fourier décrit avec précision le dispositif, dénommé héliothermomètre par de Saussure; en fait de "vase", il s'agit plutôt d'une caisse à trois vitrages superposés , la température étant relevée dans chaque compartiment défini par les lames de verre et le fond absorbant.Aucun appareil appartenant au savant n'a été conservé, le schéma ci-contre, issu de cet article sur l'histoire de l'effet de serre, est une reconstitution d'après la description de son inventeur. Précision utile: l'échelle de température octogésimale est celle de Réaumur, pour laquelle le point d'ébullition de l'eau est 80°, correspondant à 100°C.



"Il est difficile de connaître jusqu'à quel point l'atmosphère influe sur la température moyenne du globe, et l'on cesse d'être guidé dans cet examen par une théorie mathématique régulière. On doit au célèbre voyageur M. de Saussure une expérience qui paraît très propre à éclairer cette question. Elle consiste à exposer aux rayons du Soleil un vase couvert d'une ou de plusieurs lames de verre bien transparent, placées à quelque distance les unes au-dessus des autres. L'intérieur du vase est garni d'une enveloppe épaisse de liège noirci, propre à recevoir et à conserver la chaleur. L'air échauffé est contenu de toutes parts, soit dans l'intérieur de la boîte, soit dans chaque intervalle compris entre deux plaques. Des thermomètres placés dans ce vase et dans les intervalles supérieurs marquent le degré de chaleur acquise dans chacune de ces capacités. Cet instrument a été exposé au soleil vers l'heure de midi, et l'on a vu, dans diverses expériences, le thermomètre du vase s'élever à 70°, 80°, 100°, 110° et au delà (division octogésimale). Les thermomètres placés dans les intervalles ont acquis des degrés de chaleur beaucoup moindres, et qui décroissaient."
Fourier, Mémoire de 1827


billet de 20 Francs Suisses à l' effigie de Saussure

au verso, reprise d'une gravure montrant son expédition au Mont Blanc, un an après la première de Pacquard et Balmat. Son but est d'effectuer diverses expériences en altitude, nortamment prouver que les températures dans l'héliothermomètre ne dépendent pas de la température extérieure, qui s'abaisse avec l'altitude.


Rendons à chacun son mérite: à De Saussure, l'envie de'expliquer l'échauffement à travers les vitres (d'où la multiplication des couches dans l'appareil de son invention), à Fourier l'idée géniale du rôle comparable de l'atmosphère. Mais il faut en préalable mieux comprendre le phénomène, et Fourier le résume ainsi:

"La théorie de cet instrument est facile à concevoir. Il suffit de remarquer: 1° que la chaleur acquise se concentre, parce qu'elle n'est point dissipée immédiatement par le renouvellement de l'air; 2° que la chaleur émanée du Soleil a des propriétés différentes de celles de la chaleur obscure. Les rayons de cet astre se transmettent en assez grande  partie au delà des verres dans toutes les capacités et jusqu'au fond de la boîte. Ils échauffent l'air et les parois qui le contiennent : alors leur chaleur ainsi communiquée cesse d'être lumineuse; elle ne conserve que les propriétés communes de la chaleur rayonnante obscure."
Fourier, Mémoire de 1827

Qu'est-ce donc que cette chaleur obscure? Ce que l'on n'appelle pas encore, au temps de Fourier, rayonnement infrarouge. Il est découvert en 1800 par l'astronome Willima Herschel, qui cherchait à mesurer les températures des rayons de différentes couleurs séparés par un prisme, à partir d'une lumière blanche, et constata l'élévation de la température dans la zone d'ombre proche de la partie rouge. L'absence de lumière visible associée vient expliquer cette dénomination historique. Quant au matériel expérimental, le Mathouriste a pu le voir dans la maison de William Herschel, à Bath. C'est aujourd'hui un beau petit musée dont il vous recommande la visite!





William Herechel, le prisme davec lequel il découvrit la "chaleur obscure", sa maison-musée à Bath (Angleterre)

Le pas supplémentaire que fait Fourier est de comprendre que l'atmosphère joue partiellement, pour la terre, le rôle du vitrage:

"L'interposition de l'air modifie beaucoup les effets de la chaleur à la surface du globe. Les rayons du Soleil, traversant les couches atmosphériques condensées par leur propre poids, les échauffent très inégalement[...]. La chaleur du Soleil, arrivant à l'état de lumière, possède la propriété de pénétrer les substances solides ou liquides diaphanes, et la perd presque entièrement lorsqu'elle s'est convertie, par sa communication aux corps terrestres, en chaleur rayonnante obscure. Cette distinction de la chaleur lumineuse et de la chaleur obscure explique l'élévation de température causée par les corps transparents La masse des eaux qui couvrent une grande partie du, tout en rendant hommahge globe et les glaces polaires opposent moins d'obstacles à la chaleur lumineuse affluente qu'à la chaleur obscure, qui retourne en sens contraire dans l'espace extérieur. La présence de l'atmosphère produit un effet du même genre, mais qui, dans l'état actuel de la théorie et à raison du manque d'observations comparées, ne peut encore être exactement défini."
Fourier, Mémoire de 1827

Dit de façon un peu plus moderne: l'énergie reçue du rayonnement solaire par la terre est partiellement réémise (conformément à la thermodynamique, vers l'atmosphère plus froide) sous forme de rayonnement infrarouge. Lequel peut être y retenu par les gaz qui y sont présents et possèdent une grande capacité d'absorption dans la partie infrarouge: ils retiendront et réémétront cette chaleur vers la terre, apportant ainsi un supplément calorique. Ce sont les désormais (malheiureusement) célèbres gaz à effet de serre, que recense déjà le chimiste suédois Svante Arrhenius (1859-1927, prix Nobel 1903), tout en rendant hommage à ses prédécesseurs, et, au tout premier rang, à Fourier:

"Fourier, le grand physicien fançais, admettait déjà (vers 1800) que notre atmosphère exerce un puissant effet protecteur contre la perte de chaleur par rayonnement. Ses idées furent plus tard développées par Pouillet et par Tyndall. Leur théorie porte le nom de la serre chaude, parce que ces physiciens admirent que notre atmosphère joue le même rôle que le vitrage d'une serre. Le verre possède en effet cette propriété, de laisser passer la chaleur que nous appelons lumineuse, c'est à dire celle qui est perceptible à nos yeux. La chaleur obscure, au contraire, celle que nous envoie un poêle ou une masse terrestre chaude, n'est pas susceptible de la traverser.La chaleur solaire est en majeure partie lumineuse, et le verre lui est transparent; elle peut entrer dans une serre et y échauffer le sol. Mais celui-ci à son tour n'émet que des rayons obscurs qui ne peuvent traverser ce vitrage. [...]
Fourier et Pouillet admettaient donc que la ceinture atmosphérique que possède la terre a des propriétés qui se rapprochent de celle du verre, au point de vue de la perméabilité pour la chaleur. Cela fut reconnu par Tyndall. Les éléments de l'atmosphère qui sont cause de ce fait sont la vapeur d'eau et l'acide carbonique, qui l'un et l'autre n'existent qu'en faible partie dans l'air. L'ozone, les carbures d'hydrogène, produisent un effet analogue.
"

S. Arrhenius, L'Évolution des Mondes (1907)


Il mérite qu'on le cite un peu plus largement ici, tant sa pensée apparaît comme le meilleur prolongement de celle de Fourier. La vapeur d'eau et le gaz carbonique sont les principaux responsables: en un sens, c'est heureux, car sinon la terre serait beaucoup plus froide... donc moins habitable! Arrhenius évalue (à lui tout seul, bien avant qu'une cohorte d'experts du GIEC s'attèle, avec plus de précision sans doute, à la même tâche) les effets de la quantité de CO2 (alors nommée acide carbonique) rejetée

" La disparition de la moitié de l'acide carbonique existant causerait un refroidissement d'environ 4 degrés; la diminution jusqu'au quart de la proportion actuelle nous ferait perdre 8 degrés. L'acide carbonique doublerait-il en quantité, que nous y gagnerions 4 degrés; il devrait augmenter de quatre fois son volume actuel pour gagner 8 degrés.


S. Arrhenius, L'Évolution des Mondes (1907)

Sa conclusion est remarquable pour l'époque: il a compris la fragilité de l'équilbre naturel, qui n'a rien d'acquis de toute éternité (on sort tout juste du petit âge glaciaire, qu'il commente longuement), et le risque d'aller vers un dérèglement climatique. Il pointe avec un siècle d'avance une gestion des ressources insouciante de l'avenir et les dangers d'une démographie galopante. Sa conclusion -il veut croire en un monde meilleur-peut certes sembler naïve, du moins exagérément optimiste aujourd'hui, d'autant qu'elle ne prend pas en compte l'effet d'une désertification dans les pays du Sud; mais à le replacer dans son époque, on salueara la pertinence de ses idées générales.

" On entend  souvent exprimer des craintes parce que les réserves de houille existant sur notre globe sont attaquées et consommées par la civilisation actuelle, sans qu'on ait aucune prévoyance ni égards pour l'avenir. On s'effraie en même temps des énormes pertes de vies et de biens qui sont la conséquence des phénomènes volcaniques de nos jours. Peut-être trouvera-t-on qu'il convient de se rassénérer en se rappelant qu'il n'y a ici, comme souvent, qu'un dommage d'un côté pour un bien de l'autre. Par suite de l'augmentation de l'acide carbonique dans l'air, il nous est permis d'espérer des périodes qui offriront au genre humain des températures plus égales et des conditions climatiques plus douces. Cela se réalisera sans doute dans les régions les plus froides de la terre. Ces périodes permettront au sol de produire des récoltes considérablement plus fortes qu'aujourd'hui, pour le bien d'une population qui semble en voie d'accroissement plus rapide que jamais [...]"

S. Arrhenius, L'Évolution des Mondes (1907)

Or, rien de tout cela n'avait pas échappé à Fourier, un siècle avant exactement (si l'on prend pour référence le dépôt de son premier mémoire à l'Académie), et c'est d'autant plus méritoire que, dans son cas, la révolution industrielle était encore à venir! Sans oublier, lui non plus, les aleas naturels, li mentionnait deux fois la contribution anthropique dans le Mémoire de 1827, à près de dix pages d'écart. Il ne faisait que reprendre une  idée  non moins clairement exprimée dans celui de 1820.

Fourier, Mémoire de 1827 Fourier, Mémoire de 1820

"Les mouvements de l'air et des eaux, l'étendue des mers, l'élévation et la forme du sol, les effets de l'industrie humaine et tous les changements accidentels de la surface terrestre modifient les températures dans chaque climat. Les caractères des phénomènes dus aux causes générales subsistent; mais les effets thermométriques observés à la superficie sont différents de ceux qui auraient lieu sans l'influence des causes accessoires.
[...]
L'établissement et le progrès des sociétés humaines, l'action des forces naturelles peuvent changer notablement, et dans de vastes contrées, l'état de la surface du sol; la distribution des eaux et les grands mouvements de l'air. De tels effets sont propres à faire varier, dans le cours de plusieurs siècles, le degré de la chaleur moyenne; car les expressions analytiques comprennent des coefficients qui se rapportent a l'état superficiel et qui influent beaucoup sur la valeur de la température."

"
D'autres causes accessoires, propres à chaque climat, ont une  influence bien plus sensible sur la valeur moyenne des températures à l'extrême surface. L'expression analytique de cette valeur moyenne contient un coefficient numérique qui désigne la facilité avec laquelle la chaleur des corps abandonne la dernière surface et se dissipe dans l'air. Or cet état de la superficie peut subir, par les travaux des hommes, ou par la seule action de la nature, des altérations accidentelles qui s'étendent à de vastes territoires: ces causes influent progressivement sur la température moyenne des climats. On ne peut douter que les résultats n'en soient sensibles, tandis que l'effet de refroidissement du globe est devenu inappréciable."



En outre, il raisonne en climatologue, envisageant le globe dans son ensemble, plutôt que les seuls risques d'altération locale qui apparaîtront comme évidents dès la seconde moitié du XIXème siècle (régions sidérurgiques, fog londonien...). La transposition de l'expérience de Saussure à l'atmosphère aurait fort bien pu être envisagée dans une zone limitée; cette globalisation des phénomènes n'allait nullement de soi. Deux influences ont pu l'y inciter: la connaissance des travaux d'Alexander von Humboldt, qu'il cite explicitement en 1827 (ce très francophile Allemand était installé à Paris,  associé étranger de l'Académie depuis 1810) et la mémoire de l'éruption du Laki en 1783 (évoquée dans notre page sur Bézout), génératrice d'un long désordre atmosphérique mondial. Ce qui justifie d'avoir placé l'action des forces naturelles à côté de celle des sociétés humaines.

Statue d'Alexander von Humboldt devant l'université Humboldt de Berlin. Elle est ainsi nommée en l'honneur des deux frères: Wilhelm, linguiste, a sa statue à gauche de l'entrée, placée symétriquement par rapport au portail d'entrée.

C'est un beau et fort symbole de voir qu'aujourd'hui, que ce soit depuis la terre ou des stellites (la sonde Cassini par exemple), la télésurveillance des gaz à effet de serre dans l'atmosphère repose sur la spectroscopie infrarouge par transformation de Fourier (à découvrir en détails dans notrre page sur les applications en spectroscopie). La transformation rapide, bien entendu, sinon nos meilleurs ordinateurs seraient submergés sous le volume des calculs...

Conclure

Fourier a compris et entrevu, avant tout le monde.
Et nous ne sommes pas les seuls à le dire; regardez la présentation à la presse des Prix Nobel de Physique 2021: pour introduire les travaux de Syukuro Manabe et Klaus Hasselmann (récipiendaires chacun d'un quart du prix), John Wettlaufer, membre du  Comité Nobel pour la Physique, revient à... Fourier!




la diapositive derrière l'orateur (capture d'écran à 9'40")
Syukuro Manabe Klaus Hasselmann
lire à partir de 9' pour ne rien rater de la contribution de Fourier
source des images: page d'annonce du prix

Syukuro Manabe a construit, en 1967, le premier modèle global du climat prenant en compte l'effet de serre et la convection; il est considéré comme un pionnier du traitement informatique du problème. 10 ans plus tard Klaus Hasselmann expliquait pourquoi l'on peut prédire l'évolution du climat malgré le caractère chaotique de la météorologie ( il nous paraît important de rappeler ici que la découverte du chaos météorologique par Lorenz repose sur l'utilisation de développements de Fourier, voir notre page).
Au fait, le savez-vous? Certains d'entre vous, chers lecteurs, voient chaque jour un écho artistique du modèle de Manabe... dans la station RER de la gare du Nord! L'artiste britannique Liam Gillick a "décoré" les murs de béton, à la demande de la SNCF, en s'inspirant librement des formules de son article; ce qui compte pour lui est l'esthétique des caractères mathématiques, et non leur sens; il réagit au texte comme nous pouvons être sensibles aux textes en langue arabe (si nous ignorons tout de la langue) qui décorent les murs des mosquées.


Quelques panneaux de Liam Gillick  à la gare du Nord (voies RER)


Fourier nous a aussi fourni les mathématiques de notre outillage de détection; et si bien sûr, il ne pouvait s'en douter, il ne cessait de réaffirmer le caractère pérenne d'une théorie qui appartiendrait pour toujours aux sciences mathématiques. La jeunesse et l'efficacité de la spectroscopie par transformée de Fourier montrent que cette confiance en son œuvre n'était en rien trop orgueilleuse.

Mais Fourier ne peut pas tout pour nous, à notre place de citoyens du monde. Nous avons trouvé un sage pour dire, mieux que nous ne le ferions, ce qu'il laisse à notre responsabilité collective. On s'inquiètera légitimement de ce que ce discours fut prononcé 30 ans avant que cette page ne soit écrite, qu'il ne sera pas difficile de décomposer en septennats et quinquennats.

"Mais dans quel temps, derechef, vivons-nous, même quand il se réduit à celui qui passe et coule ? Réponse aujourd'hui universelle : dans le très court terme. Pour sauvegarder la terre ou respecter le temps, au sens de la pluie et du vent, il faut vivre et penser dans le très long terme, et, pour n'y vivre pas, nous avons désappris à penser selon ses rythmes et sa portée. Soucieux de se maintenir, le politique forme des projets qui dépassent rarement les élections prochaines, sur l'année fiscale ou budgétaire règne l'administrateur et au jour la semaine se diffusent les nouvelles des médias ; quant à la science contemporaine, elle naît dans des articles de revues qui ne remontent presque jamais en-deçà de dix ans ; même si les travaux portant sur le paléo-climat comptent par dizaines de millénaires, ils ne datent pas eux-mêmes de trois décennies. Tout se passe comme si les trois pouvoirs contemporains ici réunis, j'entends par pouvoirs les instances qui, nulle part, ne rencontrent de contre-pouvoirs, avaient éradiqué la mémoire du long terme, les traditions millénaires, les expériences accumulées par les cultures qui viennent de mourir.
Or nous voici en face d'un problème causé par une civilisation en place depuis maintenant plus d'un siècle, elle-même engendrée par les cultures longues qui la précédèrent, face à des dommages causés sur un système physique âgé de millions d'années, relativement stable par variations rapides, aléatoires et multiséculaires, devant une question angoissante dont la composante principale est le temps et spécialement celui du très long terme ; notre contradiction majeure consiste à lui proposer des réponses et des solutions de très court terme, parce que nous ne vivons qu'à échéances immédiates et que de celles-ci nous tirons l'essentiel de notre pouvoir. Les administrateurs tiennent la continuité, les médias la quotidienneté, la science enfin le seul projet d'avenir qui nous reste. Les trois pouvoirs détiennent le temps, au premier sens, pour maintenant statuer sur le second.

Certes, nous pouvons ralentir les processus déjà lancés, légiférer pour consommer moins de combustibles fossiles, replanter en masse les forêts dévastées... toutes excellentes initiatives, mais qui se ramènent, au total, à la figure du vaisseau courant à vingt-cinq noeuds vers une barre rocheuse où immanquablement il se fracassera et sur la passerelle duquel l'officier de quart commande à la machine de réduire la vitesse d'un dixième sans changer de direction.
D'un problème de long terme, la solution, pour devenir efficace, doit égaler la portée. Ceux qui vivaient dehors et dans le temps de la pluie et du vent, induisant par leurs gestes des cultures longues, les paysans et les marins, n'ont depuis longtemps plus la parole ; elle nous reste, à nous, administrateurs, journalistes et savants, tous hommes de court terme, en partie responsables des dommages infligés au temps, pour avoir inventé ou propagé les moyens et les outils d'interventions puissantes et dommageables, inhabiles à trouver des solutions raisonnables parce qu'immergés dans le temps bref de nos pouvoirs.

Il existe une pollution matérielle, certes, technique et industrielle, qui met en danger le temps, au sens de la pluie et du vent, mais il en existe une deuxième, invisible, qui met en danger le temps qui passe et coule, pollution culturelle que nous avons fait subir aux pensées longues, ces gardiennes de la terre, des hommes et des choses elles-mêmes. Sans lutter contre la seconde, nous échouerons dans le combat contre la première. Nul ne peut réussir dans une entreprise de long terme avec des moyens de terme court : il nous faut payer un tel projet par une révision déchirante de la culture induite aujourd'hui par nos trois pouvoirs."

Michel Serres au colloque ''Atmosphère et climat" (texte complet ici) ,
 Paris, le 4 mars 1989




Références

À propos du Climat et de l'Effet de Serre, où l'on cite Fourier

Oeuvres de Fourier disponibles en téléchargement sur le site de la B.N.F.

Et aussi...



Poursuivre dans le Monde de Fourier...


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