les Symétries Pentagonale et Décagonale


Des Monuments Pentagonaux?

Après avoir dit que l'architecture recourt aux symétries d'ordre 4 (essentiellement) et 6 (occasionnellement), Weyl poursuit:

"Quant aux pentagones, ils sont rarissimes. En 1937, faisant une conférence à Vienne, j'ai dit n'en connaitre qu'un seul exemple, fort bien caché d'ailleurs puisqu'il s'agit, à Venise du couloir qui joint San Michele di Murano à l'hexagonale Capella Emiliana. Mais nous avons maintenant le pentagone de Washington! Sa taille aussi bien que sa forme particulière en font le repère idéal pour guider les bombardiers!" (H.W.)

Comme quoi l'on ne prête jamais assez attention à ce que disent les Mathématiciens...
Sans enlever à la rareté, il y a au moins trois autres exemples. Et le premier est aussi d'une taille imposante, puisqu'il s'agit... de la citadelle de Lille, dont le plan fut arrêté par Vauban (1667-1670), et dont il était particulièrement fier: "Je prétends vous faire tomber d'accord avant votre départ que ce sera ici la reine des citadelles, à la prendre de toutes les manièresLe " écrit-il à Louvois, en 1669.

Plan de 1709, de Henry Fricx

En cliquant sur l'image, vous vous rendrez au site auquel nous l'empruntons, hébergé à l'Université de Jerusalem, où vous pourrez voir d'autres plans historiques et un agrandissement de celui-ci.
De nos jours, cette structure apparait encore clairement sur cette photographie aérienne de Franck Lechenet: cliquez sur la vignette pour voir la photo sur son site d'origine, et le dossier sur les citadelles de Vauban dont elle est extraite.


Mais il ne reste que le "cœur" de l'ensemble, le reste est disparu ou envahi par la végétation...
Pour s'en faire une idée dans son état d'origine, le mieux est encore d'en voir le plan-relief (et quelques uns de ses semblables!) au Musée des Beaux-Arts de Lille; d'autres sont au musée de l'Hôtel des Invalides (pour en savoir plus sur l'art des polygones appliqué à l'art de la défense...) . Voici quelques images lilloises du Mathouriste; vous pourrez en trouver d'autres sur le site d'un étudiant anglais, consacré aux places-fortes.


La Citadelle de Lille, sa position par rapport à la ville: plan relief au 1/600ème (1668)


Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban (1633-1707), ingénieur et architecte militaire.
Buste en plâtre par Claude-François Attiret (1777)

Avec Vauban, la géométrie se fait outil de l'ingénieur, et la démarche, systématisée, trouve son apogée dans la rédaction de traités; les gravures d'illustration soulignent l'aspect géométrique des fortifications et les instruments: règle, compas...


Le pentagone y est fréquemment représenté...


le bastion pentagonal était "théorisé" dans l'art de la fortification

On le trouvera même, plus insolite... parmi les attributs allégoriques de l'ingénieur! Il cumule dans son vêtement tous les systèmes de défense géométrisés,
que l'on retrouve aussi dans une présentation ludique de l'époque.


Gravure de Nicolas III Larmessin
(1695)


Le Jeu des Fortifications
, par Gilles de la Boissière, ingénieur de Louis XIV (1699)
Ce jeu était aussi un outil d'apprentissage pour les élèves du... Collège Louis-le-Grand!

Et de fait, il y eut d'autres réalisations: comme nous l'apprennent les plans anciens ci-dessous, la Citadelle d'Arras suivait elle aussi un plan pentagonal, ou décagonal si l'on prend en compte la légère concavité, qui transforme chaque côté en ligne brisée avec un angle quasiment plat, où viendra s'inscrire une nouvelle petite pointe. En fait,  c'est ce qu'attestent les images suivantes!


Plan d'Arras , avec sa Citadelle...



...une forme déjà présente dans un Traité de fortification, XVIème siécle!


et recréée, de façon éphémère, dans un labyrinthe végétal de maïs à Beaurains, près d'Arras
( voir une information sur ce "happening végétal", qui semble changer tous les ans!)

Pour finir sur ce registre militaire, la ville de Neuf-Brisach, fortifiée selon un système octogonal, semblait posséder des bastions pentagonaux. (image sur ce site)

N.B: les documents photographiés proviennent de l'exposition "La Ville Forte dans tous ses États" , présentée à Lille à l'automne 2007 par les Archives du Nord,  dans le cadre de l'année Vauban.

Le deuxième exemple est assez curieusement ignoré d'Hermann Weyl: il s'agit d'un palais des Farnese dû à l'architecte Jacopo Barozzi da Vignola , vers le milieu du XVIe siècle. Faute de l'avoir visité (c'est possible, voir ici), le Mathouriste emprunte cette jolie gravure... d'ailleurs, sauf à le survoler en hélicoptère, il ne doit être guère aisé d'en appréhender la forme au ras du sol!

Palais Farnese de Caprarola (Lazio)

Le troisième exemple est de petite taille, mais très original dans son genre: c'est la sépulture du poète et révolutionnaire Cubain José Marti (1853-1895,... mais si, vous le connaissez tous: les paroles de l'immortelle Guantanamera, c'est lui! Il a écrit beaucoup d'autres poésies ).  Le monument dédié à sa mémoire dans le cimetière de Santiago de Cuba est - curieusement!- hexagonal et plutôt massif.  Oublions le... et voyons à l'intérieur. Et là, bien sûr, le Mathouriste redevient le photographe!

Pentagones et Décagones décoratifs

Antiquité

L'exemple le plus ancien qu'ait pu voir le Mathouriste est ce vase Grec où le bouclier d'un guerrier montre une division du cercle en 10, sans doute réalisée empiriquement (il y a une petite maladresse)

Musée Archéologique, Palerme (Sicile)

Plus près de nous, cet autre bouclier d'époque romaine a reçu un cloutage pentagonal

Musée Archéologique, Abbaye Saint-Germain (Auxerre)

Civilisation arabo-musulmane

C'est, de loin, elle qui lui a fourni, jusqu'à présent, le plus d'exemples. Commençons avec un grand motif décagonal en carreaux sur fond de stuc

Mausolée d'Oljeitu, Soltanieh (Iran)

Il n'est jamais facile pour le décorateur d'introduire des motifs pentagonaux réguliers dans une mosaïque, car il est impossible de paver le plan à l'aide de ceux-ci seulement... toute l'habileté consiste alors à intercaler judicieusement quelques quadrilatères "ça et là" : admirez deux résultats possibles, mariant des pentagones et des étoiles à 10 branches: D5 et D10 sur la même figure!

:
                       Mosquée du Vendredi, Isfahan (Iran)       Mausolée d'Oljeitu, Soltanieh (Iran)

C'est aussi le cas dans ce pavillon dont vous avez fait la connaissance dans la page consacrée aux miroirs d'eau

Palais des 40 Colonnes à Isfahan (Iran)

Il est intéressant d'observer que cet agencement des motifs se retrouve à l'identique sur ce travail de marquetterie...

Coffre Turc en bois et nacre (Musée du Louvre, Paris)

...dans un (unique!) panneau décoratif du Fort Rouge d'Agra...

Un détail du Fort Rouge, Agra (Inde)

...ou dans ces mucharabiehs (à gauche; un autre exemple décagonal, légèrement différent, à droite) de l'Inde Moghole, qui se rattache à cette culture, puisque l'Empire Moghol fut fondé en 1526 par Babur, descendant de Tamerlan: c'est ainsi qu'arrive en Inde la tradition de la décoration islamique d'Asie Centrale.



Jaïpur, City Palace (Inde): vue générale et détail des motifs

Non loin d'Agra, le mausolée d'Akbar (1542-1605) offre lui aussi, sur sa façade, une profusion de motifs combinant pentagones et décagones (ou les étoiles correspondantes).
L'effet de symétrie décorative est renforcé par la présence de panneaux à symétries D6, D12 ou R4. Noter l'énigmatique  rupture de symétrie qui place sur le portail, en haut, un motif D6 à gauche et D5 à droite.



Mausolée d'Akbar, Sikandra (Inde)

[ voir les images sans les flèches: portail, côté, détail haut, détail bas ]
On retrouvera enfin des étoiles à cinq branches (et d'autres à six) dans ces muqarnas ; la décoration florale supplémentaire est caractéristique de l'Inde du Nord.

Jaïpur, City Palace (Inde)

Il est encore possible d'organiser une figure autour d'une étoile à 10 branches... mais avec une symétrie générale d'ordre 4, et de plus petits motifs d'ordre 8.

Mosquée du Vendredi, Isfahan (Iran)

Plus difficile à trouver sur des églises? Pas impossible, cependant! L'influence musulmane est particulièrement marquée à la cathédrale de Monreale, près de Palerme (deux siècles d'occupation ont laissé des traces dans l'art de vivre en Sicile); un beau motif pentagonal peut être vu à l'extérieur, sur l'abside... mais il demeure en unique exemplaire, et logé dans un "recoin"...

Cathédrale de Monreale, Palerme (Sicile)

Entre Orient et Occident, il y a aussi l'île de Rhodes... C'est dans le château de la ville, et plus précisément sur des mosaïques, qu'on retrouvera des étoiles à cinq branches. C'est intéressant en soi, mais observons mieux: elles sont... assemblées en une couronne répétant 20 fois le motif ! On double encore le nombre de côtés du décagone ; c'est donc une symétrie dérivée de la symétrie pentagonale, qu'on pourra assimiler à R20 plutôt que D20, compte-tenu de l'entrelacement dessus/dessous de la "tresse" dans laquelle s'inscrivent les étoiles. Ce qui en fait le seul exemple Rn de cette page, et une authentique rareté.


Rhodes (Grèce)
On sait que les Croisés empruntèrent largement aux arts et techniques des pays d'Islam qui furent le théâtre de leurs opérations. D'une symétrie décorative pentagonale rare, mais présente dans leurs bâtiments, faut-il penser qu'ils ont copié l'existence, la rareté... ou qu'il n'y a qu'une simple coïncidence? Voici, en tout cas, un témoignage sur place!


Chapelle du Krak des Chevaliers (Syrie)

avec un petit rappel de l'ensemble (imposant!) dont provient ce détail:

Retour à l'Europe!

Un trait formidable du  Mathourisme (activité de Mathouriste), c'est de visiter un endroit avec une idée bien précise en tête... et d'y faire la rencontre imprévue d'autres émotions que celles avec qui l'on avait rendez-vous. Parti à Auxerre sur les traces de Fourier, le Mathouriste a eu la surprise d'y faire deux rencontres de première importance pour cette page!

Nous retrouvons à l'abbaye Saint-Germain ce motif pentagonal, en 3 exemplaires; de plus, la symétrie D5 donne le ryhtme général du grand cercle; il se mélange avec goût à des motifs ternaires qui habitent chacune des 5 "branches" de l'étoile. (Noter aussi la présence, en complément, de plus classiques motifs D4, et dans deux positions se déduisant l'une de l'autre par une rotation de 45°)

Cloître de l'Abbaye Saint-Germain, fin XIIIéme siècle, Auxerre (Yonne)

Le deuxième édifice religieux important de la ville, dont la construction s'étala sur près de trois siècles (notamment en raison de la Guerre de Cent Ans), est la cathédrale Saint-Étienne, qui servit partiellement de modèle pour l'abbaye Saint-Germain. La rosace a la symétrie décagonale, avec un motif central entouré de deux pentagones enlacés, et une complétion par des motifs ternaires et quaternaires.


Cathédrale Saint-Étienne, XIIIéme-XVéme siècle, Auxerre (Yonne)

Il y a toutefois beaucoup plus extraordinaire, et dans les deux monuments! La voute de l'abside s'y organise en étoile décagonale. Presque régulière dans la cathédrale Saint-Étienne (mais ne peut-on penser que l'intention était de faire le plus régulier possible, tout en tenant compte des contraintes de raccordement aux trois murs rythmés par leurs vitraux), elle atteint une perfection à couper le souffle à Saint-Germain. Qu'on en juge!

Cathédrale Saint-Étienne, Auxerre (Yonne)


Église de l'Abbaye Saint-Germain, Auxerre (Yonne)


C.Q.F.D. !


Crypte de l'Abbaye Saint-Germain, Auxerre (Yonne)

Toujours mieux? À la verticale exacte de la précédente, la crypte offre la même figure! (les photos y sont interdites... il faut donc ici se contenter d'une carte postale...) Évidemment, on ne peut qu'inviter le visiteur virtuel de cette page à se transformer en visiteur bien réél de ce monument, exceptionnel à bien des titres. Pour ce qui nous occupe ici, à savoir la voute décagonale, il n'y en aurait selon les guides de l'abbaye que trois exemplaires connus en Europe: deux à Auxerre,... et un autre en Allemagne (mais où? Le Mathouriste n'a pu l'apprendre. Un quatrième candidat pourrait se situer en Espagne, hélas, même flou...).

Conclusion... provisoire?

Reste un certain mystère dans le peu d'engouement des artistes pour la symétrie d'ordre 5. En effet, d'une part la construction du pentagone est connue depuis les Eléments d'Euclide, d'autre part -et Weyl ne manque pas de le remarquer- cette symétrie est de loin la plus fréquente chez les fleurs! L'observation de la nature cesserait-elle soudain d'être source d'inspiration?


Flore Pyrénéenne, près de Gavarnie: Gentianes Printanières (à gauche), ? (à droite)

Sur le portail du mausolée d'Akbar à Sikandra, au moins, les décorateurs ont retenu la leçon de la nature, en plaçant des fleurs à symétrie pentagonale au centre d'autres fleurs à symétrie hexagonale!


On reste en outre dans l'attente de la découverte d'une utilisation de la symétrie R5 ou R10...